Sybille Mertens, chargée de cours à HEC Liège, décrypte les grands enjeux du secteur.
Extraits d’un entretien avec Vincent Slits, dans La Libre du 18 janvier 2020
Avant d’entrer dans le vif du sujet comment définir en quelques mots l’économie sociale ?
Ce sont l’ensemble des organisations du secteur privé non capitaliste : elles ont donc une limite à l’enrichissement de leurs actionnaires et optent pour des modes de décisions démocratiques.
Quels ont été les grands bouleversements dans ce secteur au cours des 15 dernières années ?
Quand on parlait il y a 15 ans de l’économie sociale, nous étions alors très forts dans une vision d’économie de réparation autour de l’insertion de publics peu qualifiés exclus du marché du travail. Depuis 15 ans, cela reste présent mais on passe surtout désormais à une économie de transition et de transformation. Deux choses me frappent. Un : l’apparition de nouveaux modèles organisationnels dans des domaines où en général on avait essentiellement auparavant des acteurs du modèle capitaliste.
On voit ainsi apparaître aujourd’hui des coopératives mais aussi des ASBL très marchandes dans de nombreux secteurs comme l’alimentation, l’agriculture, les circuits courts, les médias (avec Wilfried ou Médor, par exemple), la mobilité, l’énergie ou encore la culture. Il y a, là, la revendication d’un nouveau modèle d’organisation. Et l’affirmation qu’il est possible de faire la même chose qu’une entreprise capitaliste tout en étant une PME avec des valeurs et des modèles organisationnels différents.
Deux : on assiste à un phénomène de résistance dans des domaines qui, auparavant, étaient essentiellement non marchands et qui, aujourd’hui, sont envahis aussi par des multinationales. Prenez le secteur des services à la personne ou de la formation. On y voit la résistance du secteur associatif qui souhaite rester présent dans l’accueil des personnes âgées, de la petite enfance ou dans l’enseignement, en défendant un certain modèle en réaction à l’arrivée de modèles capitalistes. Le paysage est donc en train de changer radicalement et les frontières s’estompent entre ces deux mondes.
Quels sont les grands défis au cours de la prochaine décennie pour ces acteurs de l’économie sociale ?
L’enjeu pour l’économie sociale, c’est de continuer à représenter une alternative forte et à faire la démonstration "qu’autre chose est possible" tout en restant "force de changement". Prenons l’énergie. On voit apparaître des coopératives dans le secteur énergétique, à l’image des coopératives citoyennes dans l’éolien. Est-ce que l’on va pouvoir conserver cette dimension citoyenne autour d’un bien commun - l’air - incarnée dans de véritables alternatives énergétiques alors que derrière certaines de ces coopératives, on retrouve, aujourd’hui, des groupes comme Engie ?
Des grands groupes qui ont compris que le modèle coopératif pouvait rassurer les citoyens mais qui ont fondamentalement un rapport différent à la consommation et à la production énergétique. Il y a donc un risque de dilution du modèle d’économie sociale dans un modèle capitaliste qui deviendrait un peu plus vertueux. Les acteurs de l’économie sociale doivent donc garder une longueur d’avance dans la manière de faire les choses différemment. Et rester une source de changements sur le plan sociétal.
Et pour réussir ce pari, l’enjeu, pour eux, sera de pouvoir nouer des alliances. D’abord, entre eux. Un acteur alternatif dans l’alimentation pourra ainsi s’allier à un acteur qui opte pour une "mobilité différente", à un autre qui défend une "finance différente", etc. Ils représenteront alors davantage qu’une initiative sympathique… Mais ces acteurs doivent aussi pouvoir s’allier avec les forces de la société civile : syndicats, PME qui revendiquent un ancrage local fort, mouvements citoyens, avec la jeunesse, les universités, les organes de formation, les institutions d’enseignement, etc.