Depuis plus de huit semaines, emboitant le pas à la jeune suédoise Greta Thunberg et au mouvement Youth for Climate, les jeunes sont dans la rue, réclamant une politique climatique “ambitieuse et cohérente”. Le mouvement émeut et fascine à bien des égards. Par son ampleur et sa "viralité", d’abord. Si le nombre des manifestants du jeudi est en baisse dans la capitale, la mobilisation semble loin de s’essouffler. Elle se ramifie, déplace son épicentre de Bruxelles vers les provinces ; elle fait fi des barrières communautaires, Francophones et Néerlandophones défilant côte à côte ; elle tire son énergie de son caractère globalisé (cf. la présence de délégations européennes ou la fierté des jeunes Belges d’être épinglés par les médias internationaux). Plus fondamentalement. le mouvement bénéficie de la force symbolique propre aux mouvements étudiants, dont l’histoire a démontré la capacité à impulser des orientations culturelles nouvelles (mai 68) et à mettre des réformes démocratiques à l’agenda (cf. les mouvements étudiants de 2011 au Chili qui ont permis de faire une réforme constitutionnelle espérée depuis deux décennies).
Ses modalités d’action collective sont révélatrices d’un nouvel agir politique (expressivité, participation directe, exigence de congruence entre agir individuel et valeurs, action locale et globale, etc.)
Mais ce qui frappe encore plus ici, c’est que ce sont des mineurs - non-citoyens devant la loi -, qui prennent d’autorité une place de citoyen, bien mal tenue, à leurs yeux, par la classe politique et par “les adultes” : "On n’a pas le temps d’attendre d’être des adultes et d’être nous-mêmes aux manettes”, renvoyant ainsi les adultes à leur responsabilité. Pour ce faire, ils et elles se saisissent remarquablement des instruments de la démocratie : ils et elles manifestent, inventent des slogans dignes des meilleurs communicateurs politiques, s’expriment dans les médias, s’informent et potassent les rapports du GIEC ... Ces non-citoyens de droit donnent aux adultes une magistrale leçon de citoyenneté.
Sur un plan symbolique, le renversement du rapport entre les générations est saisissant : ce sont les jeunes qui “sermonnent”les adultes et critiquent leur inconséquence ; qui reprochent aux décideurs de faire passer leur intérêt particulier avant le bien commun. Ce sont eux et elles qui “rappellent les valeurs”, qui invitent encore chacun à assumer les conséquences collectives de ses choix, réaffirmant la capacité des individus à forger leur destin contre les prétendues “lois d’airain" du système.
Enjeux d’une grève scolaire
On retrouve ce rapport particulier à la responsabilité citoyenne dans le choix de mener une "grève scolaire” : si cette option ne manque pas d’agacer les politiques ("Faites d’abord vos devoirs, grandissez avant de protester » martèlent-ils, les renvoyant ainsi à leur statut de non-citoyen pour réduire leur potentielle force politique), c’est pourtant à dessein que le mouvement a choisi de manifester durant les heures de cours. Manquer les cours, ce n’est pas privilégier un moment “fun” sur ses devoirs scolaires mais au contraire montrer qu’on est prêt à mettre entre parenthèses la logique instrumentale qui domine aujourd’hui le rapport à la scolarité (faire des choix individuellement rentables, s’outiller de compétences pour préparer son avenir) au nom des enjeux posés par la vie commune. Comme l’énonçait à la radio une jeune leader namuroise, elle “déteste rater les cours”, qu’elle devra récupérer par la suite en sacrifiant ses loisirs, mais “elle n’a pas le choix”, son devoir l’appelle. Sans compter que, comme l’énonce Greta Thunberg, à quoi bon se barder de diplômes si la société s’effondre ? D’autre part, enfreindre la loi sur l’obligation scolaire, c’est oser une forme de désobéissance civile, et faire savoir au monde que le respect du système et de ses lois n’a plus de sens dès lors que ceux et celles qui sont en charge de la chose publique ne sont pas à la hauteur de leur responsabilité (cf. le leitmotiv “Nous retournerons à l’école lorsque vous, politiques, vous serez décidés à agir de façon responsable”.
L’école à l’école de la citoyenneté ?
Face à cette déferlante citoyenne, la réponse du monde scolaire est variable. (...) Au sein des réseaux, une intense réflexion pédagogique a lieu, visant à faire de l’actualité climatique une occasion d’éducation ; il s’agit alors de prendre appui sur les enjeux portés par le mouvement pour travailler des compétences scientifiques ou transversales (éducation à l’environnement, à la citoyenneté et à la démocratie). Ces pistes - dont les établissements se saisissent visiblement de manière inégale - attestent d’un important déplacement de sens quant à la mission de l’école en matière de citoyenneté.
(…)
L’élève y est considéré comme un être pré-politique et assigné à une position passive, en tant que mineur et en raison de la nature asymétrique de la relation pédagogique. Parallèlement, l’école est régie par une sorte de droit “coutumier”, non démocratique [1].
Notre enquête récente menée auprès d’écoles secondaires de la Fédération Wallonie Bruxelles montre que ce modèle est en perte de vitesse [2]. Les acteurs scolaires soulignent la distance entre cette conception décontextualisée et transmissive de la formation du citoyen, et les attentes des jeunes. Face à la nécessité de “reconstruire du sens“ à l’école, l’éducation à la citoyenneté prend de nouvelles orientations. Ainsi, s’il s’agit toujours d’éduquer au civisme, au sens du “bien commun”, c’est moins à partir d’une position de surplomb ou d’extériorité qu’à travers l’expérience concrète du monde qu’on l’envisage. Le sens littéral du verbe éduquer (ex-ducere) est rappelé : il s’agit d’aller à la rencontre du réel dans sa complexité. Le bien commun apparait comme un horizon à construire, avec les élèves “tels qu’ils sont". L’institution scolaire se pense aussi davantage comme un lieu d’exercice des capacités citoyennes, à travers des dispositifs de participation à la vie scolaire ou à la société. L’idée est que c’est à travers l’agir pratique que les jeunes construiront leur capacité d’action, leur autonomie et développeront un sentiment d’adhésion à la vie publique.
Sans surprise, l’enquête montre que tous les établissements n’adhèrent pas à ces nouvelles orientations de sens, certains privilégiant des conceptions plus transmissives des droits et devoirs et continuant à décliner la citoyenneté des élèves au futur.
Ainsi, dans certains contextes, l’éducation à la citoyenneté se réduit à de l’éducation “civique” et au respect du “cadre de vie” alors que d’autres écoles projettent d’emblée leurs élèves sur la scène de la citoyenneté mondiale. Ces conceptions contrastées ne sont pas sans lien avec les positionnements différents des écoles face à la mobilisation actuelle.
Il est piquant de constater que ces orientations récentes en matière d’éducation à la citoyenneté à l’école entendent notamment répondre au sentiment d’impuissance et de détachement politique souvent attribué aux jeunes. Aujourd’hui, cette jeune génération adopte de facto une position de citoyen de plein exercice. Il serait dommage que l’école ne se saisisse pas de la puissance politique de ce mouvement. Il serait encore plus dommageable que le monde politique et les institutions ne répondent pas au mouvement en mettant ces enjeux à la une de leur agenda. La distance entre la conscience civique et collective appelée par cette jeunesse en marche et les institutions démocratiques pourrait bien s’en trouver aggravée, voire devenir infranchissable.