Je pense donc #jesuisCharlie
PAR FRANÇOIS DE SMET
Docteur en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles
Humeur – 10 janvier 2015 - Ecouter en podcast (version courte)
EXTRAITS
« Dans quel monde on vit ». Le titre de l’émission de la Première à laquelle j’ai le plaisir de participer chaque samedi sert, malgré lui, de litanie angoissée, attristée et désespérée depuis trois jours dans toutes les conversations.
(...)
La liberté d’expression est notre dernière certitude démocratique. Dans nos sociétés idéologiquement et religieusement démonétisées, c’est même tout ce que nous sacralisons encore, finalement ; la liberté en est l’Alpha et l’Omega, même si cette liberté est aussi anxiogène. Michel Houellebecq, dont le livre Soumission – cruelle ironie - est sorti le jour même de l’attaque contre Charlie Hebdo, n’a-t-il pas ainsi expliqué en interview le choix de son roman par l’idée qu’il se rend compte, avec l’âge, qu’il n’est plus très psychologiquement facile d’être athée ? La liberté est devenue une sacralisation de substitution, ainsi que notre lieu de rassemblement : nous pouvons différer sur la manière de gérer les affaires publiques, l’économie, le social mais nous savons qu’une démocratie est un lieu où on peut s’exprimer sur tout et où le fait d’être en désaccord est non seulement un droit, mais un signe de bonne santé.
(...)
Pourtant, il ne faut pas être angélique. Oui, il y a en effet un combat en cours. Un combat implacable et mortel.
Ce combat oppose d’un côté ceux qui croient que le monde est simple, qu’il existe une vision pure des choses non négociable, et qui vont puiser dans cette pureté de quoi donner corps à leurs frustrations et leurs colères, pour se trouver un responsable à accabler et justifier leur existence. Et cette vision pure, toujours mortifère, elle est dans le creux de toutes les religions, de toutes les idéologies prises à la lettre – et pas seulement de l’Islam. Pour le cerveau abîmé et paranoïaque qui décide que le monde est un bourreau dont il est la victime, pour celui qui accorde si peu de crédit à la vie humaine qu’il estime que sa volonté de puissance doit être imposée à autrui, il suffit que la haine puisse s’accrocher à un substrat identitaire suffisamment fort, causal et victimaire pour offrir des compagnons d’armes et un sentiment de justification. N’importe quelle idéologie pouvant être traduite dogmatiquement peut être candidate. Même une recette de cuisine peut devenir totalitaire si un gourou gastronome décidait de couper un bras à celui qui a ajouté trop de farine. Même si les terroristes se revendiquent comme musulmans, il faut pouvoir le dire : une religion est d’abord ce que les croyants choisissent d’en faire. Se demander si ces actes font partie de l’Islam a autant de sens que de demander si l’Inquisition ou les Croisades sont chrétiennes : oui, hélas, toutes les religions ont inspiré et inspirent encore les pires crimes. Les en dissocier complètement n’a pas de sens. Mais réduire tout mouvement à ce qu’un fidèle commet en son nom élude qu’une religion, comme toute structure de pensée, évolue avec la modernité ou meurt tôt ou tard de sa propre radicalité, de son propre décalage avec le flux du monde. Aucun mouvement ne mérite d’être réduit à sa frange la plus extrémiste, car cela revient à le figer dans le temps. Les puristes sont des individus arrêtés dans le temps, qui pensent qu’on peut réellement se baigner deux fois dans le même fleuve (contrairement à Héraclite), que la réalité peut être formatée selon les préceptes d’un livre écrit il y a mille, deux mille, trois mille ans.
Et puis il y a de l’autre côté ceux qui croient au doute, aussi paradoxale la formule peut-elle paraître. Ceux qui savent qu’il n’y a rien de certain, ceux qui pensent qu’il n’y a rien qui justifie d’imposer sa vision aux autres. Ceux qui savent, comme Héraclite, qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Ceux qui savent que tout corpus idéologique ou religieux évolue dans un contexte. Ceux qui savent que la violence est d’abord l’arme des faibles et des lâches. Ceux qui pensent que la liberté consiste à pouvoir choquer, blesser, inquiéter tant qu’on n’appelle pas à la haine, et à ne jamais censurer au préalable. Ceux qui doivent se battre pour permettre que des gens qu’ils n’aiment pas toujours aient le droit de dire des bêtises. Parce que si nous acceptons que le cadre cède, nous nous retrouverons sans aucune certitude, aucune cause qui vaille la peine d’être défendue. C’est une telle peur, une telle émotion qui explique la mobilisation, les rassemblements, les actes de solidarité dans le monde entier.
Oui, il y a une guerre et il y a un danger croissant. Mais elle se joue entre les partisans de la pureté et ceux du doute. Non entre convictions et religions.
Cette guerre, nous ne la gagnerons pas avec les armes des terroristes. Nous la gagnerons avec celles de leurs victimes : des stylos pour dessiner ou pour écrire, des écoles pour forcer le mélange des origines et des idées, des journaux et des livres pour défendre ce libre marché des idées qui est notre dernière certitude.
Car il y a donc au moins une bonne nouvelle dans ce chaos. Si nous pouvons nous sentir touchés en plein cœur, c’est que nous sommes encore vivants.
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