• “ Si l’on veut sauver les abeilles, c’est toute l’agriculture européenne qu’il faut changer. Encourager les cultivateurs et les éleveurs à abandonner progressivement les produits toxiques pour aller vers l’agroforesterie.
• Mais sans une politique européenne de soutien globale et radicalement différente, un tel changement de comportement est illusoire. ”
• Début décembre, la Commission européenne a interdit l’usage de trois pesticides nocifs dits néonicotinoïdes pour 24 mois, avant d’éventuellement prolonger la mesure si elle devait se révéler efficace.
"Il y a 30 ans, les apiculteurs travaillaient en autarcie”, se remémore Etienne Bruneau qui dirige le centre de recherche et d’information pour les apiculteurs francophones (CARI). “C’était un monde complètement fermé et très mal informé qui se composait exclusivement d’amateurs. Mais à l’époque ça ne posait pas de problème, les abeilles vivaient seules. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas derrière, elles meurent. Et au rythme auquel elles disparaissent, elles pourraient bientôt appartenir au passé.”
Depuis leur petit bureau situé à deux pas de la gare de Louvain-la-Neuve, les chercheurs du CARI dispensent des formations et publient des bulletins d’information à destination des apiculteurs. Mais à l’aide d’une centaine de ruches expérimentales installées sur différents sites des environs, ils tentent surtout d’analyser le comportement des abeilles pour identifier les causes de cette dissémination et remédier à leur mortalité. “Au début des années 80, on a connu le varroa”, poursuit l’administrateur délégué du CARI. “Un acarien qui parasite les abeilles et avait entraîné à l’époque la disparition de 60 % des apiculteurs. Puis on a trouvé un remède, mais les parasites ont développé une résistance, et au début des années 90, 30 % des apiculteurs ont à nouveau chuté.”
Depuis quelques années, le monde de l’apiculture fait face à une troisième vague de mortalité. Un phénomène de dépérissement d’une ampleur inédite dont on ne peut encore désigner le coupable avec certitude, même si de plus en plus d’études pointent sans détours le rôle des pesticides.
“Les pesticides, principal coupable”
“ Une étude wallonne qui sera publiée prochainement établit un lien direct entre le taux de mortalité des abeilles et les pratiques agricoles en culture ”, poursuit Etienne Bruneau. “ Plus il y a d’hectares de cultures à proximité, plus le risque de mortalité des abeilles est important. Et plus la quantité de fongicides (substance destinée à éliminer les champignons parasites, NdlR) utilisés est élevée, plus leur taux de dépérissement augmente.” Le nombre de zones de culture n’a pas augmenté ces dernières années. Ce sont les produits utilisés qui ont changé, “ les matières actives utilisées dans les fongicides, les herbicides ou les mélanges, qui sont beaucoup plus toxiques que par le passé .”
Selon le chercheur, la décision européenne d’interdire l’usage de trois néonicotinoïdes (lire ci-dessous) est donc “ totalement cohérente ”, même si elle sera insuffisante pour inverser la tendance. “ Le problème, aujourd’hui, c’est que la décision ne dépend pas des apiculteurs ”, poursuit Etienne Bruneau. “ Si l’on veut sauver les abeilles, c’est toute l’agriculture européenne qu’il faut changer. Encourager les cultivateurs et les éleveurs à abandonner progressivement les produits toxiques pour aller vers l’agroforesterie. Mais la plupart d’entre eux sont acculés par l’industrie qui leur demande sans arrêt de produire plus et mieux. Vous imaginez le sacrifice qu’ils devraient fournir pour diminuer leur impact environnemental ? Sans une politique européenne de soutien globale et radicalement différente, un tel changement de comportement est illusoire. ”
Dotée d’un volet “verdissement”, la nouvelle politique agricole commune qui entrera en vigueur en 2015 va pourtant dans le bon sens. “ La proposition initiale de la Commission prévoyait de mettre en place des ‘surfaces d’intérêt écologique’ dans chaque propriété pour protéger la terre et la nature environnante, mais le texte final y autorise l’usage de pesticides ”, regrette Etienne Bruneau. “L’Europe a les outils pour apporter des solutions concrètes, mais tant qu’on ne réduit la dépendance des agriculteurs aux engrais, et que les grandes firmes contrôlent le système, on ne pourra pas régler le problème.” Curieusement, l’étude européenne publiée début avril sur la mortalité des abeilles (lire ci-contre) ne mentionne pas une seule fois le terme “pesticide”. “ Mais les résultats pointent indirectement leur responsabilité ”, conclut Etienne Bruneau. “La Belgique est à la fois le pays le plus affecté par la mortalité des abeilles et celui où les agents pathogènes comme les parasites et les bactéries sont les plus faibles. Ce qui signifie très clairement que le responsable est ailleurs .”
Trois pesticides nocifs interdits en Europe
En moins de vingt ans, 16 % des colonies d’abeilles mellifères ont disparu de la surface de l’Europe et leur taux de mortalité n’a cessé de grimper depuis le début des années 2000. Selon une étude européenne publiée début avril, c’est d’ailleurs en Belgique que cette mortalité a été la plus élevée l’année passée avec plus de 42 % de pertes enregistrées au cours de l’hiver 2012 et l’été 2013. Ce qui place le pays en tête des 17 Etats membres analysés, devant le Royaume Uni (38,5 %), la Suède (31,1 %) et la Finlande (29,8 %).
Plusieurs causes de mortalité ont déjà été identifiées, telles que les bactéries, virus et autres parasites comme le Varroa, la perte de biodiversité ou encore les chocs climatiques, mais il apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui que les principaux coupables sont les pesticides, fongicides et autres substances chimiques utilisés dans l’agriculture, dont la toxicité s’est accrue au fil du temps.
Début décembre, la Commission européenne a donc interdit l’usage de trois de ces pesticides dits néonicotinoïdes pour 24 mois, avant d’éventuellement prolonger la mesure si elle devait se révéler efficace. Avec quel impact pour nos abeilles ? Difficile à dire, d’autres pesticides et fongicides couramment utilisés ont encore des effets nocifs pour les pollinisateurs et les enjeux financiers liés à l’usage de ces produits sont colossaux, ce qui risque de compliquer leur retrait du marché.
VALENTIN DAUCHOT, La Libre, 05 mai 2014