Jean-Michel Corre.
8 mai 2014
EXTRAITS de la note de lecture à propos du livre de Dounia Bouzar [1]
De façon générale, Dounia Bouzar vit et promeut un islam spirituel, vécu en relation directe entre le croyant et Dieu, fondé sur des textes re-contextualisés pour en retrouver le sens véritable, libérateur dès les origines dans son contexte, et pouvant parfaitement se combiner avec le monde moderne et ses valeurs. Elle s’est attachée jusqu’à présent aux problèmes pragmatiques pour « accommoder » ou « ajuster » les réalités des problèmes vécus par les musulman(e)s qui s’attachent aux formes et non à l’esprit de leur religion. Elle montre qu’on peut désamorcer la plupart des problèmes, par la discussion, la réflexion commune, et un certain nombre de modification des règles générales, sans remettre en cause les principes fondamentaux de la laïcité ou de la charte européenne des droits de l’homme.
L’actualité de l’islam, dans un sens (radicalisation, attentats divers signes d’un mal-être croissant de minorités et de jeunes déracinés) et dans l’autre (confusionnisme malintentionné et dénonciation globale de l’islam comme cause de danger par les « penseurs » ou « faiseurs d’opinion ») a amené Dounia Bouzar à écrire cet ouvrage nettement plus militant. (...)
Il y a deux axes dans cet ouvrage :
Une analyse des déséquilibres psychologiques à l’intérieur des familles musulmanes qui déboussolent les jeunes, principalement des garçons. (...)
Quelques analyses détaillées sur les éléments du crédo radical (là on peut parler de salafisme), un crédo simple, simpliste et totalitaire qui donne en peu de temps (quelques semaines parfois) et sans nuance sens et dignité apparente à la vie et à la mort des « croyants » à la recherche de sens ou d’une revanche sur le vie. (...)
Parce que Dounia Bouzar veut non seulement faire passer ces messages, mais aussi éduquer/éclairer le lecteur sur les questions traitées, son ouvrage est très didactique et transmet du savoir pour (espérer de) contribuer à des actions, positions ou décisions fondées et équilibrées, pacifiantes en vue d’une société d’intégration et ne pas en rester à une cohabitation de « communautés » aux contours incertains et aux valeurs différenciées ou sectaires qui s’opposent à un vivre-ensemble.
L’enrichissement par la ou les différences a ses limites, difficiles à marquer mais nécessaires. C’est le point le plus difficile, qui fait problème aux démocrates anti-racistes et bien-intentionnés. (...)
Dounia Bouzar dit sa crainte que le respect de l’autonomie des religions n’amène à ne pas différencier le signe d’une croyance de celui d’un mouvement totalitaire et sectaire. (...)
1. Les manifestations du radicalisme
(...) La société est rapidement interpelée car l’apparence vestimentaire ou physique est considérée par les radicaux comme un signe nécessaire de foi bien vécue, qui impose une séparation [2] bien visible du monde des incroyants. (...) Dounia Bouzar distingue les cas où ces marqueurs sont le fait de personnes adultes ou âgées est sont un signe de tradition, du cas où ce sont des jeunes qui les arborent avec une certaine agressivité, une dose de provocation.
On retrouve là tout le débat sur le voile [3]. Car les signes extérieurs étant polysémiques, ils ne signifient pas radicalisme en soi, mais orthodoxie ou fondamentalisme, mais ils peuvent contribuer à créer un entourage de facilitation de la radicalisation. Dounia Bouzar insiste sur le fait que ces signes ne sont pas définis par la Coran, que c’est la conviction intime et la spiritualité qui définissent le musulman. Les actes de violence ou d’agressivité, les tenues vestimentaires ostentatoires ou limitant la participation à la vie de l’école ou de la société doivent être considérées sans complexe à la lumière des lois et règlements sur les sectes. Ne pas le faire est pour elle une insulte à l’islam, que l’on infériorise en lui appliquant des critères plus laxistes. Ce point est à méditer par les responsables politiques qui ont peur de prendre position et qui ne réfléchissent qu’au premier degré (respect de toute liberté sans la croiser avec les autres libertés, et surtout sans en voir les conséquences). J’ai noté dans mon ouvrage mentionné plus bas que lors des réunions dans le cadre des Assises de l’interculturalité, des femmes musulmanes avaient souvent parlé en ce sens, mais que le débat se poursuivait comme si on ne les avait pas entendues. De même, on ne tient pas compte du fait que le voile, la jilbab, le niqab, et les attributs virils se répandent dans les sociétés musulmanes des pays d‘origine, comme dans nos quartiers, par un phénomène d’osmose démonstratrice. Au moment où la Tunisie abandonne la notion de shari’a dans sa constitution, le conservatisme dit musulman se porte bien chez nous. Cela interroge.
Dounia Bouzar insiste que le radicalisme est une mutation de l’islam et non un retour du religieux. C’est une réaction à la sécularisation, et à la permissivité des sociétés occidentales (notamment le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur faculté de reproduction). C’est aussi une rupture avec l’islam des parents, empreint de traditions, d’une forme d’humanisme ancestral qui s’est transmis par la vie, le labeur, la cohabitation des générations. L’ado radicalisé va estimer que ses parents sont ignares et ignorants de l’islam (ce n’est pas de leur faute, ils ne savent pas lire, ils ne savent pas l’arabe, ils sont pauvres et ils l’acceptent).
L’islam radical a ceci d’étonnant qu’il ne demande pas de réelles connaissances, pas de foi vécue, pas d’introspection. C’est un kit, un prêt-à-porter qui est offert (le parallèle est apparu du côté chrétien avec le pentecôtisme). Il se présente, (sans preuves mais les jeunes n’en ont pas besoin), comme le vrai islam. A ce titre, et c’est le comble, il revendique le droit à la liberté de conscience dans les sociétés démocratiques. Dounia Bouzar note une fois de plus que celles-ci « ne sont pas outillées pour différencier ce qui relève de l’islam de ce qui relève de son instrumentalisation ou d’un endoctrinement ». (...) Il y a certes des divergences nombreuses sur la portée de tel ou tel verset, voire sur son sens, et il y a place, comme dans les autres religions, pour un conservatisme étroit, une pratique fidéiste et une vision moderniste et dynamique du croire. Le radicalisme recherche autre chose. Des persuasions, l’appartenance à un groupe supérieur, et « l’illusion d’une appartenance à une filiation sacrée ». Cet embrigadement est le plus souvent compensatoire par rapport au délitement des rapports familiaux, à la non-intégration au pays d’accueil (ou à la situation de prolétaire dans le pays d’origine). Une vision mythique de l’histoire projette « un passé revisité et magnifié en âge d’or qui nourrit la représentation d’un futur qu’on annonce différent d’un présent radicalement rejeté » (Danièle Hervieu-Léger citée par Dounia Bouzar).
Dounia Bouzar développe une analyse psycho-sociologique détaillée du bouleversement familial et social dû au déracinement de l’immigration, mais aussi à la prolétarisation de familles françaises de souche, souvent d’origine paysanne, dont sont issus des converti(e)s radicaux. Garçons et filles pensent trouver dans le radicalisme « la garantie d’une place, d’un cadre et du pouvoir », ce dernier étant dérivé de l’autorité de Dieu.
2. Analyse des déviations du radicalisme
On dépasserait le cadre d’une fiche de lecture si on voulait résumer les chapitres suivants, « Un discours qui mène à la violence », « Un nouveau mépris du féminin », « Une volonté de déshumaniser les femmes », « Le foulard entre tradition, réappropriation de l’islam et radicalisme ». On se contentera de dire que Dounia Bouzar applique sa profonde connaissance des textes, de leur contextualisation et de l’orientation spirituelle et morale qu’ils indiquent pour déconstruire le radicalisme. (...)
(...)
Note. Sur ces questions, voir mon essai « L’islam au cœur de nos villes », Couleur Livres, 2012, où les travaux disponibles de Dounia Bouzar sont abondamment analysés.
Jean-Michel Corre