En une quarantaine de pages, l’Ocam dresse un tableau effrayant des cours et manuels en vigueur dans Centre islamique et culturel de Belgique (CICB), qui abrite la Grande mosquée de Bruxelles, qui, jusqu’en mars 2019, dépendra encore entièrement de l’Arabie saoudite (un financement de 4,5 millions d’euros ces quatre dernières années).
Christophe Lamfalussy
Publié dans LLB le mardi 29 mai 2018
La formation des imams délivrée en arabe au sein du Centre islamique et culturel de Belgique (CICB), qui abrite la Grande mosquée de Bruxelles, incite les fidèles à se lancer dans le djihad armé pour “se rapprocher de Dieu”, à “briser le cou” des minorités musulmanes comme les Druzes et les Alaouites, à jeter les homosexuels du haut des bâtiments et considère les juifs comme “un peuple corrompu, maléfique et perfide”.
C’est un rapport confidentiel de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam) qui le dit – et que “La Libre Belgique” a pu lire. L’analyse date du 26 février. Elle couvre l’année académique 2016-2017 et a été remise récemment à la Commission parlementaire de suivi des attentats terroristes, qui en discutera ce mercredi à Bruxelles.
En une quarantaine de pages, l’Ocam dresse un tableau effrayant des cours et manuels en vigueur dans ce CICB qui, jusqu’en mars 2019, dépend encore entièrement de l’Arabie saoudite (un financement de 4,5 millions d’euros ces quatre dernières années).
On se souvient que sur la recommandation de la commission d’enquête parlementaire qui a planché sur les attentats du 22 mars à Bruxelles, le gouvernement a rompu, en mars, la concession de la Grande mosquée, avec un an de préavis, pour la confier à l’Exécutif des musulmans.
Des ouvrages distribués surtout côté francophone
Installée dans un des plus beaux parcs de Bruxelles, la Grande mosquée fait partie du réseau de la Ligue islamique mondiale. Depuis sa fondation, elle n’a cessé de diffuser en Belgique une pensée wahhabite salafiste. “Cet enseignement consiste en une transmission sans discernement des visions classiques de droit islamique et des doctrines telles qu’elles ont été observées du neuvième au douzième siècle de notre ère”, explique l’Ocam.
Le problème est que, si la Grande Mosquée va changer de propriétaire, ses manuels saoudiens ont été diffusés dans d’autres mosquées du pays, “surtout du côté francophone” selon l’Ocam, et même dans des établissements pénitentiaires. La pénétration de ces idées continue donc.
En 1984, le CICB a créé sa propre école de la charia, devenue l’Institut islamique européen. C’est là qu’on forme des imams, des prédicateurs et des professeurs de religion islamique parmi la deuxième et troisième génération de musulmans. La formation, en arabe, dure quatre ans sous la direction de l’imam égyptien Abd al-Hady Swayf. Elle est plus modérée en langue française, sous l’égide de l’imam sénégalais Muhammad Ndaye Galaye.
Les cours et manuels en arabe s’appuient sur une série de penseurs, dont Ibn Taymiyya, une référence salafiste qui a développé les concepts de djihad armé, de mécréance, d’égarement et d’excommunication (takfir).
Le manuel qui inspirait Al-Qaïda
L’un des manuels utilisés à Bruxelles, en troisième année, est “Les grands principes de base du musulman sunnite”. Selon l’Ocam, “dans les années 80-90, ce cours faisait partie du matériel pédagogique des milieux djihadistes arabes au sein et aux alentours du leadership central d’Al-Qaïda”. Ce texte incite notamment les musulmans sunnites à mener “le combat armé aux côtés de leurs dirigeants, qu’ils soient bien guidés ou corrompus, afin d’instaurer les lois de l’islam”. Les Druzes et Alaouites, qu’on trouve en Syrie auprès du régime de Bachar Al-Assad mais aussi ailleurs, sont considérés comme des “polythéistes égarés”.
Un autre manuel, “La voie du musulman”, vendu dans des librairies en Europe, stipule que “le djihad armé est l’une des formes les plus élevées de rapprochement de Dieu le Très haut et l’expression la plus noble de la pratique religieuse”. Pour les homosexuels, il suggère, comme le faisait Daech, de procéder à trois types d’exécution : la lapidation, le bûcher ou “trouver le bâtiment le plus haut du village (ou de la ville) et y jeter du toit l’homosexuel, la tête en bas, après quoi, il sera achevé par lapidation”.
Un concentré d’antisémitisme
Un troisième manuel, consacré aux autres confessions et rédigé par un savant saoudien contemporain, est un concentré d’antisémitisme. Il considère notamment que les juifs sont “des traîtres, des infidèles et des imposteurs”, “obscènes et grossiers”, “cruels et insensibles”, “cupides, avides et avares”. Selon ce théologien qui a pignon sur rue, “les juifs ont recours à la violence, au pouvoir et à la terreur afin de contrôler le monde”.
Le livre fait référence aux “Protocoles de Sion”, une fiction créée au début du XXe siècle par les services de renseignement tsaristes russes, qui alimente toujours les théories du complot au Moyen-Orient. Le manuel s’en prend également à la franc-maçonnerie qui est présentée comme “une organisation secrète juive” ayant pour but d’instaurer dans le monde des républiques laïques contre des États religieux.
Certains membres de la Commission parlementaire invoquent des actions en justice, après lecture de ce rapport. Signe encourageant, l’Ocam précise qu’une nouvelle génération de jeunes imams voit le jour en Belgique, qui plaide pour une lecture contemporaine des textes islamiques.
Christophe Lamfalussy
Des dizaines d’imams ont été formés avec les manuels antisémites
LLB, jeudi 17 mai 2018
Premier chapitre, le djihad armé
Un manuel fort utilisé est "La Voie du Musulman". Ce manuel est employé en première année du programme en arabe de 4 ans. Commercialisé en Arabie saoudite, il est très populaire dans le monde arabe. L’Ocam souligne dans son rapport que le chapitre relatif à "l’interaction sociale et sociétale" commence d’emblée sur le thème du djihad armé (avant le crime, le châtiment, le mariage, etc.) et que des extraits du Coran sur le djihad armé sont cités sans mise en contexte historique et "comme s’il s’agissait d’un texte indépendant, absolu et isolé et d’une obligation littérale de passer à l’action".
Ces éléments ont servi à expliquer aux autorités saoudiennes pourquoi la Belgique demandait la rupture de la concession accordée à l’Arabie saoudite. Selon la Régie des bâtiments, contactée par "La Libre", la résiliation a bien eu lieu et la période de transition d’un an court jusqu’au 31 mars 2019.
Encore loin d’un islam belge
C’est l’Exécutif des musulmans qui doit assurer au bout de ce délai la gestion de la Grande Mosquée. Les experts de l’Ocam expriment cependant des réserves sur le fonctionnement actuel de cet Exécutif, dont les membres dépendent soit des autorités marocaines, soit de la Diyanet turque.
Ainsi l’ancien président Salah Echallaoui doit, en tant que membre du Conseil des oulémas maghrébins, se rendre deux fois par an au Maroc pour suivre un cours organisé par le ministère des Affaires religieuses. Côté turc, la Diyanet est le deuxième budget du gouvernement Erdogan et les prêches des imams belgo-turcs insistent lourdement sur la loyauté à la mère patrie.
Plusieurs députés ont demandé que le rapport de l’Ocam soit rendu public ou confié aux Communautés (qui ont en charge la reconnaissance des mosquées). Le rapport a été distribué en "diffusion restreinte", dont aux autorités judiciaires. Le MR insiste pour que des poursuites soient engagées, mais on s’interroge : devant quel tribunal ? Correctionnel ou les Assises pour "délit de presse" ?
Nuances et contrepoint.
”L’islam traverse une grande tragédie. Cette tragédie est marquée par un déficit d’instances d’autorité qui seraient capables de régler les conflits d’interprétation. Et aussi par un déficit d’histoire concernant les origines de l’islam. A cause de ce déficit d’histoire, on raconte des histoires et on fait des histoires. Aujourd’hui, sur Internet, les gens n’ont accès qu’à des bribes de textes, à une représentation idéalisée du prophète de l’islam, qui a mis deux siècles pour se construire. A partir de cela, ils bricolent une identité religieuse, supposée islamique, qui remonterait aux premiers temps de l’islam. Et ce qui est enseigné dans les mosquées c’est [l’équivalent du] catéchisme catholique des années 50, c’est-à-dire une histoire sainte, sacrée, sans aucun travail historique ni anthropologique."
Rachid Benzine
Lire la suite de l’entretien de Rachid Benzine avec Vincent Braun (LLB, 15 janvier 2015)
Depuis lors...
16 mars 2018
"Le gouvernement fédéral a pris vendredi la décision de rompre sans délai la convention conclue avec la Ligue islamique mondiale qui organisait la concession de la Grande Mosquée de Bruxelles. Il met de la sorte en oeuvre une recommandation de la commission d’enquête sur les attentats terroristes visant à mettre fin à l’immixtion d’Etats étrangers dans l’islam prêché en Belgique, en l’occurrence l’Arabie saoudite, cheville ouvrière de la Ligue islamique. Un délai d’un an s’ouvre avec la décision. Ce temps sera mis à profit pour constituer une nouvelle structure associant l’Exécutif des musulmans de Belgique et une communauté locale qui doit encore se constituer.
Il est demandé à la Grande Mosquée d’établir une "relation durable" avec les autorités belges, "tout en respectant les lois et les traditions de notre pays qui véhiculent une vision tolérante de l’islam", précise un communiqué du ministre de la Justice, Koen Geens. A ce titre, la mosquée devra introduire un dossier de reconnaissance officielle."
Ces luttes d’influences au sein de l’islam belge
Extraits d’un dossier réalisé par Bosco d’Otreppe, LLB, Publié le lundi 19 mars 2018
Le salafisme est encore le courant de pensée dominant au sein des communautés musulmanes, mais les choses évoluent. Qui va gagner en influence et faire bouger les lignes ? Plongée dans l’islam institutionnel.
Une pensée qui divise la société
Pour comprendre le tournant, il faut justement se glisser entre les arbres du parc du Cinquantenaire de Bruxelles. Là-bas, la fameuse Grande mosquée joue la discrétion. Et pour cause. Elle se sait traquée de toute part, à tel point que l’Etat fédéral a donc décidé d’en expulser le Centre islamique et culturel de Belgique (le CICB) qui l’organisait. Certes, la Grande mosquée n’est pas à l’origine de la saison noire des attentats, mais elle a tenu le rôle de cheval de Troie du salafisme saoudien.
Ce courant rigoriste préoccupé par la restauration d’un ordre religieux totalisant a gagné sur bien des fronts en Belgique : celui de la théologie, des mosquées et des pensées. Poussé par l’Arabie saoudite, il a imprégné le monde musulman et se présente comme une des normes hégémoniques sur le marché des idées. Cela ne veut pas dire que tous les musulmans sont salafistes - les appartenances religieuses procèdent d’un savant bricolage entre les courants - mais ce salafisme a tout de même façonné un univers de pensée qui peut être propice à des dérives violentes. Un univers du "eux et du nous" d’autant plus influent que grisant. "Avec le salafisme, les réponses existentielles sont noires ou blanches, cohérentes et englobantes. Pour un jeune qui se cherche des raisons de vivre, ce prêt à penser est enthousiasmant : s’y dessiner un chemin de héros est une chose aisée", explique l’islamologue Michaël Privot. Le problème est que ce courant, avec d’autres plus politiques, tels les Frères musulmans, contribue "à renforcer un malaise social des musulmans face à ce qui n’est pas musulman ou face à ce qui constitue un islam considéré comme tiède", écrit le sociologue Felice Dassetto.
Le problème aussi est que l’expulsion du CICB ne suffira pas à résoudre tous les défis. Le discours salafiste reste le plus disponible pour offrir aux jeunes des réponses à leurs questions de sens. Internet en est une chambre d’écho, et les livres sont nombreux. "Ces livres, on ne peut pas les interdire, mais on peut stopper leur entrée dans les écoles et les prisons. Désormais, un livre qui est proposé dans une prison doit avoir l’aval de l’Exécutif", précise Salah Echallaoui. La lutte est sérieuse et d’autant plus compliquée que ces discours jouent sur la crête étroite de la légalité : non pas violents, ils polarisent, coupent, enferment.
Néanmoins, l’expulsion du CICB ne vient pas de nulle part. Depuis les attentats, les communautés musulmanes se sont distancées des discours salafistes. "Le débat a pu aborder la question de leurs dangers, observe Corinne Torrekens, islamologue à l’ULB. On assiste à une multiplication des contre-discours et à un éclatement des référentiels. Mais c’est toujours fragile." "Oui, il y a davantage de distanciation avec le radicalisme politique qu’avant 2014, note Felice Dassetto. Mais je trouve que les musulmans n’ont pas encore pris la mesure de l’enjeu du djihadisme et du radicalisme, comme du sursaut global à avoir pour lui faire face."
En réalité, si les contre-feux existent, ils sont peu structurés.
Reprendre la main
Peu soutenu par le pouvoir public, le monde associatif musulman est foisonnant et prouve que l’islam de Belgique grandit sur le terrain. Il ne participe cependant pas au renouvellement des concepts religieux. Or, c’est ce champ-là aussi qu’il faut attaquer.
On note une multiplication de penseurs : Radouane Attiya, Hicham Abdel Gawad, Julie Pascoet, etc. Sans former un mouvement (ils se caractérisent parfois par leur isolement), ils participent à l’émulation intellectuelle. "Je ne pense pas qu’il y a une décrue du salafisme. Cette pensée est encore celle dans laquelle baignent les jeunes. On le voit dans les écoles. Mais depuis les attentats, j’observe un intérêt pour les autres approches", note Michaël Privot.
En fait, tout bouge. "Jamais les communautés musulmanes n’ont été aussi diverses", conclut Corinne Torrekens."Les intérêts des pays étrangers sont antinomiques avec le développement d’un islam belge", insiste-t-elle. Du coup, d’où le renouveau émergera-t-il ?
Voir aussi
La double lutte de la minorité musulmane
Une opinion de Daoud Azam Daimoussi, Malika El Bourezgui, Mohamed El Hendouz, Badre Bouchamma, Fouad Benyekhlef (militants progressistes de culture musulmane à Bruxelles, Charleroi, Verviers-Liège, Liège/Verviers).
Une opinion publiée le mercredi 06 janvier 2016 dans La Libre.
En Belgique, l’avenir de la minorité musulmane passe par la construction de son pluralisme. Comment se distancier de ces leaders religieux conservateurs qui dictent une norme étouffante et instrumentalisent la lutte contre l’islamophobie ?