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Michel Simonis

Les Frères musulmans et le droit, l’impossible bilan

L’Egypte, la révision constitutionnelle et le droit musulman.
Trois articles pour comprendre ce qui se passe, et les enjeux historiques.

Article mis en ligne le 4 novembre 2013

 1. Les Frères musulmans et le droit, l’impossible bilan.
NATHALIE BERNARD-MAUGIRON, spécialiste du droit des pays arabes, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
La Croix, vendredi 13 septembre 2013

 2. REPÈRES. L’islam dans la Constitution égyptienne

 3. « Nous sommes disposés à conserver l’identité islamique de l’Etat » . ENTRETIEN MGR ANTONIOS AZIZ MINA, Évêque copte catholique de Gizeh, membre du comité de révision constitutionnelle

1. Les Frères musulmans et le droit, l’impossible bilan

L’un des principaux reproches adressé au régime de l’ex-président Morsi est d’avoir islamisé le droit en faisant adopter une Constitution islamique.
Il est vrai que plusieurs dispositions de la Constitution de 2012 se référaient à des valeurs religieuses. Mais certaines avaient été reprises de la Constitution antérieure (l’article 2, lire les Repères, ci-dessous) et d’autres ne faisaient que porter au niveau constitutionnel des dispositions déjà présentes dans le droit égyptien (art. 3, 43, 44). Enfin, deux des articles les plus controversés (art. t1 et 219) n’avaient pas eu les effets escomptés. Ainsi, l’Assemblée législative, dominée par les Frères musulmans, s’était soumise de mauvaise grâce à l’obligation de consulter l’université islamique Al-Azhar pour toute question concernant la charia. Lors de la discussion d’une proposition de loi sur la finance islamique, elle lui soumit certes le projet initial, mais pas la version révisée. Les salafistes protestèrent vigoureusement, mais la majorité estima que le Parlement souverain pouvait choisir de ne pas consulter l’institution religieuse.

La Cour constitutionnelle, quant à elle, ne changea rien à son interprétation moderniste. de l’article 2, contre laquelle l’article 219 avait pourtant été adopté. En juin 2013, amenée à vérifier la conformité avec la Constitution de 2012 d’une loi accusée d’avoir violé la charia, elle reprit sa jurisprudence antérieure et opéra une distinction, au sein des principes de la charia, entre les principes figés qui s’imposent au législateur et les règles relatives qui peuvent évoluer dans le temps et dans l’espace pour s’adapter à la société égyptienne. La définition large du concept de "principes de la charia" adoptée par l’article 219 préservait finalement la liberté de l’interprète, qui pouvait continuer à opérer un choix au sein des principes et des règles en vigueur au sein des différentes écoles sunnites de droit, souvent très différentes, voire même parfois contradictoires.

On ne saura jamais si les institutions en place auraient toutes et toujours eu les moyens et la volonté politique de résister à une réislamisation du droit. On ne saura pas non plus ce que les Frères musulmans entendaient concrètement par « ré-islamisation du droit » ni quelles en auraient été les modalités concrètes de mise en œuvre. La charia semblait représenter pour eux davantage un slogan politique et une aspiration d’ordre moral qu’un programme précis de réforme du système juridique égyptien. On sait seulement qu’ils estimaient que les châtiments corporels ne devaient pas être appliqués tant que près de la moitié de la population vivrait dans la pauvreté.

Enfin, il faut souligner que c’est au sein d’une assemblée constituante et d’un parlement élus, institutions inconnues du droit islamique, que les partis de l’islam politique ont lutté pour faire adopter une nouvelle Constitution et des projets de lois, concepts totalement étrangers au droit islamique eux aussi. Quelles que soient les erreurs politiques commises par les Frères, ils ont toujours revendiqué leur légitimité populaire et électorale, et non une souveraineté divine. Ils ont lutté pour remporter les élections et contrôler le processus d’élaboration des nouvelles normes, et non pour ré-instaurer un modèle de constitutionnalisme islamique où la loi ne pourrait être que l’expression de la volonté de Dieu, où les normes seraient élaborées dans les mosquées par des juristes théologiens et où le concept d’État serait inconnu.

Récemment, le comité de dix juristes chargé d’élaborer le projet d’amendement de la Constitution de 2012 a réintroduit une disposition confiant à l’État le soin d’assurer l’égalité de la femme avec l’homme « sans préjudice des dispositions de la loi islamique ».
Cet article, repris de la Constitution de 1971, avait été retiré de la Constitution de 2012 sous la pression des ONG féministes. Il vient d’être réintroduit par ce comité qui ne compte aucun islamiste dans ses rangs ni aucune femme ! Quant à l’assemblée qui adoptera les amendements, elle compte cinq femmes sur 50 membres, dont un salaftste et aucun Frère musulman.

2. REPÈRES : L’islam dans la Constitution

En décembre 2012, une nouvelle Constitution a été adoptée par référendum, en Égypte ; par 63,8 % des votants, mais avec un taux de participation de 32,9 %. En voici les principales dispositions à connotation religieuse. Certaines seront reprises dans une nouvelle Constitution, prévue par Ies autorités de transition installées par l’armée le mois dernier. (en août 2013)

• Article 2 : l’islam est la religion de l’Etat et les principes de la charia islamique la source principale de la législation. L’article figurait déjà dans la Constitution antérieure. Il est repris par le projet d’amendements remis sur le métier par les autorités de transition.

• Article 3 : les Égyptiens chrétiens et juifs seront soumis à la loi de leur communauté religieuse en matière de droit de la famille. Cela ne figurait pas dans la Constitution de 1971, mais était déjà en vigueur au niveau législatif.
Repris par le projet d’amendements.

• Article 4 : l’université islamique d’AI-Azhar doit être consultée sur toutes les questions touchant à l’article 2. Adopté sous la pression des salafistes.
Ne figurait pas dans la Constitution antérieure.
Ne figure pas dans le projet d’amendements.

• Article 43 : la liberté de pratiquer son culte et de construire des lieux de culte
est réservée aux musulmans, chrétiens et juifs. Ne figurait pas dans la Constitution antérieure, mais existait déjà au niveau législatif.
Repris dans le projet d’amendements .

• Article 44 : interdiction d’insulter les prophètes. Ne figurait pas dans la Constitution antérieure, mais était déjà sanctionné par le code pénal.
Ne figure pas dans le projet d’amendements.

• Article 219 : adopté sous la pression des salafistes, donnait une définition extensive du concept de « principes de la charia islamique » en mobilisant des notions très techniques de la théologie et de la tradition juridique islamiques. En cas d’application stricte, il aurait pu entraîner un retour à des normes classiques du droit musulman.
Ne figurait pas dans la Constitution antérieure.
Ne figure pas dans le projet d’amendements .

3. « Nous sommes disposés à conserver l’identité islamique de l’Etat »
ENTRETIEN MGR ANTONIOS AZIZ MINA
Évêque copte catholique de Gizeh, membre du comité de révision constitutionnelle.

• Le 7 septembre, au Caire, l’université Al-Azhar a indiqué qu’un accord a été trouvé au sein du comité de révision de la Constitution pour que soit conservée « l’identité islamique » de l’État.
• Représentant de l’Église catholique en son sein, Mgr Antonios Aziz Mina, évêque de Gizeh, explique les raisons de cet accord.

Un communiqué de l’l’université Al-Azhar annonce que les Églises chrétiennes en Égypte acceptent que soit gardée l’identité islamique de l’État. Pourquoi ?
Mgr Mina : Nous sommes d’accord pour conserver la formule de l’article 2 de la Constitution : « L’islam est la religion de l’État ». Comme un État en soi n’a pas de religion, cela signifie seulement que l’islam est la religion de la majorité des Égyptiens. Ne plus le mentionner du tout serait bien, mais nous savons que ce n’est pas possible.

Qu’en est-il de la seconde partie de l’article 2 présentant les "principes de la charia comme source principale de la législation" ?
Mgr Mina : Nous n’en avons pas encore discuté. Mais il faut bien la comprendre ; elle ne signifie pas que le droit n’a pas d’autres sources d’inspiration. Et puis il s’agit bien des "principes" du droit islamique que sont la loyauté, la justice, etc., et non pas ses "préceptes", sujets à de nombreuses interprétations, y compris extrémistes. Nous refuserions donc que la "charia" soit la source principale du droit, tout comme ses "préceptes".

Comment travaillez vous au sein du comité de révision constitutionnelle ?
Mgr Mina : Pendant quatre jours, nous avons commencé à bâtir un schéma d’ensemble, et nous nous mettons d’accord sur des lignes directrices : l’égalité entre l’homme et la femme, les droits de l’enfant, mais aussi le droit à la santé, la réduction des écarts de richesse, l’investissement dans l’éducation, etc. L’objectif est que les sous-commissions aboutissent à un texte homogène. Certains souhaitent que la Constitution aille dans le détail. Quant à moi, je préfère qu’elle ne fixe que les grands principes, et laisser les détails à la loi.

Comment les chrétiens y sont-ils représentés ?
Mgr Mina : La présidence a demandé aux Églises chrétiennes - copte-orthodoxe ; copte-catholique et évangélique - de nommer chacune un représentant. Mais d’autres chrétiens y siègent à d’autres titres. L’université Al-Azhar a, elle aussi, nommé trois représentants. Nous avons organisé une rencontre amicale avant le début du comité. Nous avons échangé nos idées et je constate une grande convergence de points de vue entre nous.

Dans quel esprit travaille le comité ?
Mgr Mina : Les membres du comité de révision travaillent dans un esprit formidable. La priorité est la réconciliation nationale. Nous sommes décidés à sortir de là avec un texte qui plaise à tout le monde ou, disons, au moins à 90 ou 95 % des Égyptiens, soit le contraire de ce qu’ont fait les Frères musulmans en 2012, lorsque chrétiens et musulmans modérés étaient poussés vers la sortie du comité de révision constitutionnelle...
De toute façon, les Égyptiens ne veulent plus de l’article 219, qui avait été exigé par les salafistes pour encadrer les possibilités d’interprétation de la charia. Ils ont compris ce que cela signifiait : la plongée du pays dans l’obscurantisme par des gens qui ne défendent ni la religion ni même la charia, mais seulement leur image de défenseurs de l’islam, et qui, plus grave, prétendent parler au nom de Dieu. Comment s’opposer dans ce cas ? Dès lors que l’on essaie, on est un koufar, un « infidèle ».

RECUEILLI PAR ANNE-BÉNÉDICTE HOFFNER
La Croix, lundi 16 septembre 2013