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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Les ingénieurs du Chaos
Article mis en ligne le 21 juin 2024
dernière modification le 2 juillet 2024

J’ai entendu deux fois citer récemment le livre de Giuliano da Empoli "Les ingénieurs du Chaos" à propos de l’actualité politique en France.
La première fois, quelqu’un disait "Il y a maintenant un ingénieur du chaos à l’Elysée."
Quelques jours plus tard, c’est Mélanchon qui était considéré comme un ingénieur du chaos.
Je suis donc allé relire quelques extraits de ce livre passionnant, et certaines pages sont époustouflantes de pertinence et évoque en effet l’actualité du moment.

Voici quelques passages.

Giuliano da Empoli, le 29 novembre 2023, à Paris. MATHIEU ZAZZO POUR « L’OBS »

Extrait des Ingénieurs du Chaos

C’est l’histoire de Dominic Cummings, le directeur de la campagne du Brexit, qui affirme : « Si vous voulez faire des progrès en politique, n’employez pas des experts ou des communicants, utilisez plutôt des physiciens. » Grâce au travail d’une équipe de scientifiques Cummings a pu cibler des millions d’électeurs indécis dont ses adversaires ne soupçonnaient même pas l’existence, en leur adressant exactement les messages qu’il fallait, au moment où il le fallait, pour les faire basculer dans le camp du Brexit.

C’est l’histoire de Steve Bannon, l’homme-orchestre du populisme américain, qui, après avoir conduit Donald Trump à la victoire, rêve aujourd’hui de fonder une Internationale populiste pour combattre ce qu’il appelle le parti de Davos des élites globales.

C’est l’histoire de Milo Yiannopoulos, le blogueur anglais grâce à qui la transgression a changé de camp. Si, dans les années 1960, les gestes de provocation des contestataires visaient à atteindre la morale commune et à briser les tabous d’une société conservatrice, aujourd’hui les nationaux-populistes adoptent un style transgressif en sens opposé : casser les codes de la gauche et du politically correct est devenu la première règle de leur communication.

C’est l’histoire d’Arthur Finkelstein, un homosexuel juif de New York qui est devenu le plus efficace conseiller de Viktor Orban, le porte-drapeau de l’Europe réactionnaire, engagé dans un combat sans merci pour la défense des valeurs traditionnelles.

Tous ensemble, ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une propagande adaptée à l’ère des selfies et des réseaux sociaux et, ce faisant, ils transforment la nature même du jeu démocratique. Leur action est la traduction politique de Facebook et Google. Elle est naturellement populiste car, comme les réseaux sociaux, elle ne supporte aucun type d’intermédiation et place tout le monde sur le même plan, avec un seul paramètre de jugement : les like. Elle est indifférente aux contenus parce que, comme les réseaux sociaux, elle a un seul objectif : celui que les petits génies de la Silicon Valley appellent « engagement » et qui en politique signifie adhésion immédiate.

Si l’algorithme des réseaux sociaux est programmé pour offrir à l’utilisateur n’importe quel contenu susceptible de l’attirer un peu plus souvent et un peu plus longuement sur la plateforme, l’algorithme des ingénieurs du chaos les pousse à soutenir n’importe quelle position, raisonnable ou absurde, réaliste ou intergalactique, à condition qu’elle intercepte les aspirations et les peurs - surtout les peurs - des électeurs.

Pour les nouveaux docteurs Folamour de la politique, le jeu ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun mais, au contraire, à enflammer les passions du plus grand nombre possible de groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu. Pour conquérir une majorité, ils ne vont pas converger vers le centre, mais joindre les extrêmes.

En cultivant la colère de chacun sans se préoccuper de la cohérence de l’ensemble, l’algorithme des ingénieurs du chaos dilue les anciennes barrières idéologiques et réarticule le conflit politique sur la base d’une simple opposition entre le « peuple » et les « élites ». Dans le cas du Brexit, ainsi que dans celui de Trump et de l’Italie, le succès des nationaux-populistes se mesure à leur capacité de faire exploser le clivage gauche/ droite pour capter les suffrages de tous les fâchés, et non pas simplement des fachos.

Bien entendu, comme les réseaux sociaux, la nouvelle propagande se nourrit principalement d’ émotions négatives car ce sont celles qui garantissent la plus grande participation, d’où le succès des Jake news et des théories du complot. Mais, elle possède aussi un côté festif et libératoire, trop souvent méconnu de ceux qui mettent uniquement l’accent sur la partie obscure du Carnaval populiste. La dérision est, depuis toujours, l’instrument le plus efficace pour renverser les hiérarchies. Pendant le Carnaval, une bonne crise de rire libératoire enterre le faste du pouvoir, ses règles et ses prétentions. Rien de plus dévastateur pour l’autorité que l’impertinent qui la transforme en objet de ridicule. Face au sérieux programmatique du pouvoir, face à l’ennui et à l’arrogance qui émanent de chacun de ses gestes, le bouffon transgressif à la Trump, ou l’explosion contestataire à la gilets jaunes, donnent un coup de fouet qui libère les énergies. Les tabous, les hypocrisies et les conventions linguistiques s’écroulent au milieu des acclamations de la foule en délire.

Pendant le Carnaval, il n’y a pas de place pour le spectateur. Chacun participe à la célébration forcenée du monde à l’envers et aucune insulte ni aucune blague n’est trop vulgaire si elle contribue à la démolition de l’ordre dominant et à sa substitution par une dimension de liberté et de fraternité. Le Carnaval produit chez celui qui y prend part une intense sensation de plénitude et de renaissance, le sentiment d’appartenir à un corps collectif qui se renouvelle. De spectateur chacun devient acteur, sans aucune discrimination fondée sur le revenu ou sur le niveau d’instruction. L’opinion du premier passant vaut autant que celle de l’expert, même plus. Entre-temps, le masque s’est déplacé sur Internet, où l’anonymat produit l’effet de désinhibition qui, il y a un temps, naissait au moment d’endosser un déguisement. Les trolls sont les nouveaux Polichinelle qui jettent de l’huile sur le feu libératoire du Carnaval populiste.

Dans ce climat, il n’y a rien de plus délétère que d’interpréter le rôle du trouble-fête. Le foct-checker qui souligne l’erreur au stylo rouge, le libéral au sourcil relevé qui s’indigne de la vulgarité des nouveaux barbares. « Voilà pourquoi la gauche est aussi malheureuse, dit Milo Yiannopoulos, elle n’a pas la moindre tendance à la comédie ou à la célébration. » Aux yeux du populiste en fête, le progressiste est un pédant avec le petit doigt levé. Son pragmatisme est devenu un synonyme de fatalisme, alors que les Rois du Carnaval promettent de dynamiter la réalité existante.

(p. 20, 21 et 22, INTRODUCTION )

Bon, voilà de quoi vous donner l’envie de lire ce livre passionnant, comme peut-être aussi son grand frère ”Le mage du Kremlin” du même auteur… [1]

https://www.editions-jclattes.fr/livre/les-ingenieurs-du-chaos-9782709664066/
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