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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

On n’a nulle part où blottir son âme.
Article mis en ligne le 3 mars 2023
dernière modification le 12 mars 2023

Cette phrase, tirée d’une page du livre "LA FIN DE L’HOMME ROUGE ou le temps du désenchantement", de Svetlana Alexievitch (Acte Sud, 2013, Prix Nobel de littérature 2015) me touche beaucoup.

Avant de vous dire pourquoi, voici le paragraphe dont elle est tirée.

Plus loin, vous pourrez lire un extrait plus long de ce passage du chapitre intitulé
OÙ IL EST QUESTION DE MURMURES ET DE CRIS ... ET DE L’ENTHOUSIASME.

Madame Pogrebitskaïa résume tellement bien la situation de ces années noires, il y a 30 ans, que cela nous aide à comprendre une partie de la façon de voir la "guerre" actuelle de la Russie en Ukraine" par la population.
C’est parce que notre mentalité occidentale a tellement de mal à comprendre, à y voir clair, que de tels témoignages sont si précieux.

Un peu plus du paragraphe d’où est tiré cette phrase

On est dans le début des années ’90, quelque part en Russie.

"Chez nous, un écrivain, c’est plus qu’un écrivain. C’est un maître. Un maître à penser. Enfin, avant c’était comme ça, plus maintenant. Il y a beaucoup de gens aux offices dans les églises. Mais les vrais croyants sont rares, la plupart d’entre eux sont des gens qui souffrent ... Comme moi. Ils sont traumatisés ... Je ne crois pas d’après les préceptes de l’Église, je crois avec mon coeur. Je ne connais pas de prières, mais je prie ... Nous avons un prêtre, c’est un ancien officier, il n’arrête pas de nous faire des sermons sur l’armée, sur la bombe atomique. Sur les ennemis de la Russie et les complots des francs-maçons. Moi, c’est autre chose que je voudrais entendre ... D’autres mots... Pas ceux-là. Mais on n’entend que ça autour de nous. Il y a beaucoup de haine ... On n’a nulle parc où blottir son âme. Et quand j’allume la télévision, c’est la même chose ... Rien que des malédictions ... Tout le monde renie le passé et crache dessus. Mon metteur en scène préféré, Mark Zakharov, je ne l’aime plus autant maintenant, je ne lui fais plus confiance comme avant. .. Il a brûlé sa carre du Parti, on l’a montré à la télévision ... En public. On n’est pas au théâtre ! C’est la vie. Ma vie. Comment peut-on la traiter comme ça ? Traiter ma vie comme ça ... Pourquoi tour ce cirque ?

Je suis dépassée ... Je fais partie de ceux qui restent sur le bord de la route. Tour le monde s’empresse de descendre du train qui fonçait vers le socialisme pour monter dans celui qui fonce vers le capitalisme. Moi, je l’ai raté, ce train ... On se moque des Homo sovieticus. On les traite de poires, de ringards ... On se fiche de moi ... (Margarita Pogrebitskaïa, médecin, 57 ans)

Dans le chapitre OÙ IL EST QUESTION DE MURMURES ET DE CRIS ... ET DE L’ENTHOUSIASME, page 119 du livre de Svetlana Alexievitch, LA FIN DE L’HOMME ROUGE ou le temps du désenchantement,
Acte Sud, 2013, Prix Nobel de littérature 2015

(Voir plus loin de plus larges extraits de ce chapitre du livre)


Pourquoi cette phrase me touche beaucoup

Elle résonne en moi en de multiples échos.

Bien entendu en ce mois anniversaire du début de l’agression de l’Ukraine par la Russie de Poutine, comment ne pas se demander ce qui se passe dans le tréfond des coeurs de la population russe ? Trompés par les mirages de le Peretroïka, “on espérait la liberté, on nous a donné le capitalisme” [1], disait-on dans les années ’90, les années Gorbatchev ; les gens ont dû garder d’affreux souvenirs de la vie complètement bouleversée à Moscou et ailleurs dans les années ’90 dont parle ce livre incontournable et percutant.

Cela permet bien entendu de considérer que l’écho de cette période résonne toujours vivement en Russie aujourd’hui, trente ans plus tard. "Plus jamais ça", doivent se dire les gens aujourd’hui, "quel qu’en soit le prix".

"On n’a nulle part où blottir son âme"
Cette phrase fait aussi écho aujourd’hui à une grande partie de la population ukrainienne, restée au pays, mais souvent déplacée ou enfouie dans les sous-sols.

Et puis, pour moi, plus largement, cette phrase résonne aussi ailleurs qu’en Russie ou en Ukraine.
Chez nous par exemple. Dans nos pays, beaucoup de personnes se sentent perdues, car les changements sont si rapides, l’avenir si incertains que certains se demandent pourquoi encore faire des enfants, à qui encore faire confiance, comment adapter sa manière de vivre pour éviter les catastrophes, comment empêcher les très riches de continuer à faire ce qu’il faut pour devenir encore plus riches, au mépris de toutes les conséquences humaines et environnementales...

Alors qu’en Afrique, en Asie ou ailleurs, les laissés pour compte continuent à s’appauvrir, confrontés à une montée inexorable des eaux et à d’autres effets du réchauffement global, qui les entraînent tout droit vers l’immigration... Tous ces candidats réfugiés climatiques pourraient eux aussi se dire “On n’a plus nulle part où blottir son âme”. Quand ils arriveront chez nous, s’il y arrivent, ce sera peut-être dans des tentes le long d’un canal qu’ils trouveront où se blottir...

Les Ouighours, les Yesidis, les Iraniennes et les Afghanes, les Palestiniens et de multiples autres peuples, au Soudan ou au Nord Kivu... J’entends cette phrase résonner avec une dimension universelle, et partout dans le monde, on peut trouver une humanité qui se cherche, qui ne sait plus où atterrir, comme l’évoquait Bruno Latour dans son "OÙ SUIS-JE ?"

Je suppose que cette question résonne aussi, pour vous comme pour moi, et pourrait susciter bien des réflexions, une méditation même, sur le sens que prend, ou que pourrait prendre, notre vie.

Huy, février 2023


Extrait de la couverture de "LA FIN DE L’HOMME ROUGE" (Acte Sud)
Et voici des extraits du chapitre évoqué.

Quand hier peut éclairer aujourd’hui...

Margarita Pogrebitskaïa, médecin, 57 ans

Ma fête à moi, c’est le 7 novembre [2] ... Un grand jour, un jour radieux. Mon plus beau souvenir d’enfance, c’est le défilé militaire sur la place Rouge.

Je suis sur les épaules de mon père, et j’ai un ballon rouge attaché au poignet. Dans le ciel, au-dessus des colonnes qui défilent, d’immenses portraits de Lénine et de Staline... de Marx. Des guirlandes et des grappes de ballons rouges, bleus, jaunes. Le rouge, c’est ma couleur préférée. La couleur de la révolution, la couleur du sang versé en son nom ... La grande révolution d’Octobre ! Maintenant, on dit "le coup d’État", "le complot bolchevique"... "le désastre russe"... Lénine était un agent de l’Allemagne, et la révolution a été faite par des déserteurs et des marins ivres... Je me bouche les oreilles, je ne veux pas entendre ça ! C’est au-dessus de mes forces... Toute ma vie, j’ai vécu avec ma foi : nous étions les plus heureux, nous étions nés dans un pays magnifique, comme il n’en avait jamais existé.

Il n’y avait aucun autre pays comme ça ! Nous avions la place Rouge, et sur la tour du Sauveur sonnait un carillon qui donnait l’heure exacte au monde entier. C’était ce que me disait mon père... Et ma mère, et ma grand-mère... "Le 7 novembre, c’est la plus belle date du calendrier !" (...) (p. 111)

***

Partout, c’était notre pays, on pouvait aller où on voulait ! Il n’y avait pas de frontières à l’époque, pas de visa ni de douane. (...)

Chaque année, nous allions tous ensemble à Moscou. Je ne pouvais pas vivre sans cela, il fallait que je me balade dans Moscou. Que je respire l’air de Moscou... (...) "Camarades passagers ! Notre train est arrivé dans la capitale de notre Patrie, la ville héros de Moscou !... " "Bouillonnante, puissante et invincible, Moscou, ma ville, ma Patrie, mon amour... " Et on descendait du wagon aux sons de cette musique.

Mais là ... Où étions-nous tombés ? Nous nous sommes retrouvés dans une ville inconnue, une ville étrangère ... Des papiers sales et des lambeaux de journaux volaient dans les rues portés par le vent, on marchait sur des canettes de bière. Dans la gare ... Près du métro, partout, il y avait des files de gens grisâtres qui vendaient quelque chose, de la lingerie féminine et des draps, de vieilles chaussures et des jouets. Il n’y a que là que j’avais vu ça. Des saucisses, de la viande crue, du poisson, posés à même le sol sur des bouts de papier ou sur du carton ... Parfois, c’était recouvert de cellophane déchirée, parfois non. Et les Moscovites achetaient ça. Ils le vendaient. Des chaussettes tricotées, des serviettes en papier. Des clous et à côté, de la nourriture, des vêtements. Ça parlait ukrainien, biélorusse, moldave ... "On est de Vinnitsa ... ", "Nous, on vient de Brest... " Et beaucoup de mendiants ... Mais d’où sortaient-ils tous ? Des infirmes ... On se serait cru dans un film ... Je ne vois que ça, comme comparaison, c’était comme dans les vieux films soviétiques. Comme au cinéma ...

(...) Regardez-moi ce bric-à-brac ! Fini, le grand empire ! À côté des matriochkas et des samovars, des monceaux de drapeaux et de fanions rouges, des cartes du Parti, des cartes de komsomols ... Et des décorations de guerre soviétiques. L’ordre de Lénine, l’ordre du Drapeau rouge. Des médailles ! La médaille du Courage, la médaille du Mérite ... Je les touchais, je les caressais ... Je n’arrivais pas à y croire ! "Pour la défense de Sébastopol", "Pour la défense du Caucase" ... C’étaient toutes des vraies. Nos médailles à nous. Et des uniformes de l’armée soviétique : des vareuses, des manteaux, des casquettes avec des étoiles ... Et les prix étaient en dollars. "C’est combien ?" a demandé mon mari en montrant une médaille du Courage. "Je te la fais à vingt dollars ... Bon, allez, d’accord, file-moi mille roubles. - Et l’ordre de Lénine ? - Cent dollars ... - Et ta conscience, elle vaut combien ?" Mon mari était prêt à en venir aux mains. "T’es cinglé ou quoi ? Non, mais de quel trou tu sors, toi ? C’est des vestiges de l’époque totalitaire !" Voilà ce qu’il a dit. "C’est juste de la ferraille, mais les étrangers aiment bien ça. Les symboles soviétiques sont à la mode chez eux, en ce moment. Ça se vend bien." Je me suis mise à crier ... J’ai appelé un milicien. Je hurlais : "Non, mais regardez ! Vous avez vu ça !" Le milicien nous l’a confirmé : "Vestiges de l’ époque totalitaire ... Nous n’intervenons que pour la drogue et la pornographie ... " Et une carte du Parti à dix dollars, ce n’est pas de la pornographie ? Un ordre de la Gloire ... Ou bien ça, un drapeau rouge avec le portrait de Lénine ... Pour des dollars ! Nous avions l’impression de nous trouver dans un décor de théâtre. Qu’on nous jouait une comédie, que nous nous étions trompés de ville. J’étais là, à pleurer. À côté de moi, des Italiens essayaient des manteaux militaires et des casquettes avec des étoiles rouges. “Karacho ! Trrrès russe ... "

La première fois que je suis entrée dans le mausolée, c’était avec ma mère. Je me souviens qu’il pleuvait, une pluie froide d’automne. Nous avons fait la queue pendant six heures. Des marches ... la pénombre ... des couronnes de fleurs ... des chuchotements : "Circulez, ne vous arrêtez pas ... " Je pleurais tellement que je n’ai rien vu. Mais j’ai eu l’impression que Lénine brillait. .. Quand j’étais petite, je disais à ma mère : "Maman, moi, je ne mourrai jamais !" Elle me répondait : "Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Tout le monde meurt. Même Lénine est mort." Même Lénine ... Je ne sais pas comment raconter tout cela. Mais j’ai besoin de le faire ... J’en ai envie. Je voudrais parler ... mais je ne sais pas à qui. Pour dire quoi ? Pour dire que nous étions follement heureux ! Maintenant, j’en suis absolument convaincue. Nous avons grandi dans la misère, nous étions naïfs. Mais on ne le savait pas, et on n’enviait personne. On allait à l’école avec des plumiers bon marché et des stylos à quarante kopecks.(...)
On était gais ! On croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui, et après-demain mieux qu’hier. On avait un avenir. Et un passé. On avait tout ce qu’il fallait !

Nous aimions notre Patrie, d’un amour sans limites. C’était la plus belle des Patries !(...)
La radio, c’était notre vie, c’était tout pour nous. Dès qu’on ouvrait la fenêtre, la musique entrait à flots, une musique qui donnait envie de faire le tour de l’appartement au pas de marche. Comme dans un défilé ... C’était peut-être une prison, mais j’y étais bien au chaud, dans cette prison. Nous étions habitués à cela ... Même dans les queues, aujourd’hui encore, on se colle les uns aux autres pour être ensemble. Vous avez remarqué ? (Elle recommence à fredonner.)

Staline, c’est notre gloire,
Staline, c’est l’envol de notre jeunesse,
Chantant et luttant, notre peuple en liesse
Suis Staline jusqu’à la victoire !

Oui ! Notre plus grand rêve, c’était de mourir. De nous sacrifier.

De tout donner. Le serment des komsomols dit : "Je suis prêt à donner ma vie pour mon peuple s’il le faut." Er ce n’étaient pas seulement des mots, on nous éduquait vraiment comme ça. Quand une colonne de soldats passait dans la rue, tout le monde s’arrêtait. Après la Victoire... Un soldat, c’était quelqu’un de formidable... Lorsque je suis entrée au Parti, j’ai écrit de ma main : "J’ai pris connaissance du programme et des règlements et je les accepte. Je suis prête à consacrer toutes mes forces à ma Patrie, er à donner ma vie pour elle s’il le faut." (Elle me regarde avec attention.) Qu’est-ce que vous pensez de moi ? Vous trouvez que je suis une idiote, hein ? Que c’est puéril... Je connais des gens... Cela les fait carrément rire. Ils appellent ça du socialisme émotionnel, des idéaux de carton-pâte... C’est ainsi qu’ils me voient. Une gourde. Une arriérée mentale. Vous qui êtes "un ingénieur de l’âme humaine ! [3] "... Vous voulez me consoler ? Chez nous, un écrivain, c’est plus qu’un écrivain. C’est un maître. Un maître à penser. Enfin, avant c’était comme ça, plus maintenant. Il y a beaucoup de gens aux offices dans les églises. Mais les vrais croyants sont rares, la plupart d’entre eux sont des gens qui souffrent... Comme moi. Ils sont traumatisés... Je ne crois pas d’après les préceptes de l’Église, je crois avec mon coeur. Je ne connais pas de prières, mais je prie... Nous avons un prêtre, c’est un ancien officier, il n’arrête pas de nous faire des sermons sur l’armée, sur la bombe atomique. Sur les ennemis de la Russie er les complots des francs-maçons. Moi, c’est autre chose que je voudrais entendre... D’autres mots... Pas ceux-là. Mais on n’entend que ça autour de nous. Il y a beaucoup de haine... On n’a nulle part où blottir son âme. Et quand j’allume la télévision, c’est la même chose... Rien que des malédictions... Tout le monde renie le passé et crache dessus. Mon metteur en scène préféré, Mark Zakharov, je ne l’aime plus autant maintenant, je ne lui fais plus confiance comme avant. .. Il a brûlé sa carre du Parti, on l’a montré à la télévision... En public. On n’est pas au théâtre ! C’est la vie. Ma vie. Comment peut-on la traiter comme ça ? Traiter ma vie comme ça... Pourquoi tour ce cirque ?

Je suis dépassée... Je fais partie de ceux qui restent sur le bord de la route. Tour le monde s’empresse de descendre du train qui fonçait vers le socialisme pour monter dans celui qui fonce vers le capitalisme. Moi, je l’ai raté, ce train... On se moque des Homo sovieticus. On les traite de poires, de ringards... On se fiche de moi... Les Rouges sont devenus des monstres, et les Blancs de nobles chevaliers. Je suis contre ça, mon coeur et mon esprit sont contre, je ne l’accepte pas, c’est physiologique. Je ne l’intègre pas. Je ne peux pas... Je n’y arrive pas... J’avais bien accueilli Gorbatchev, même si je le critiquais. Maintenant, il est évident que c’était un rêveur, comme nous tous. Un utopiste. On peut dire ça comme ça. Mais pour Eltsine, là, je n’étais pas prête... Ni pour les réformes de Gaïdar. Notre argent s’est volatilisé en un jour. Notre argent et notre vie... Tout a perdu sa valeur, en un clin d’oeil. À la place de l’avenir radieux, on s’est mis à nous dire : “Enrichissez-vous, aimez l’argent... Adorez ce monstre !" Le peuple n’était pas prêt pour ça. Personne ne rêvait du capitalisme, en tout cas, moi, je peux vous dire que je n’en rêvais pas... J’aimais bien le socialisme. C’était déjà l’époque de Brejnev, une époque “végétarienne". (...) (p. 111 - 119)