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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Nous ne sommes pas des bonobos

“C’est parce qu’on ne lui a pas transmis de vocabulaire qu’un jeune s’enferme dons la violence"

Article mis en ligne le 2 février 2021

Une semaine après le meurtre du professeur Samuel Paty tue par un djihadiste, Alain Bentolila, Linguiste, revient sur les racines de l’obscurantisme et de l’extrémisme.

Alain Bentolila Linguiste
Entretien Bosco d’Otreppe
samedi 24 et dimanche 25 octobre 2020 · La Libre Belgique

Linguiste français né en avril 1949 en Algérie, Alain Bentolila est un grand spécialiste de l’illettrisme. Professeur a l’université de Paris, ii a rédigé de nombreux ouvrages et articles sur l’apprentissage de la lecture (dont la méthode d’apprentissage intégrale Timini chez Nathan). En janvier, il publiera, aux Editions Odile Jacob, Nous ne sommes pas des bonobos, un ouvrage consacré au langage humain. Une semaine après le meurtre du professeur Samuel Paty tué par un djihadiste, il revient sur les racines de l’obscurantisme et de l’extrémisme.

Il est vrai qu’on a l’impression d’assister a des jours terribles qui se répètent sans arrêt, Et a chaque fois nous entendons la même ritournelle qui nous dit qu’une telle violence est "inacceptable", Mais rien ne change ... Bien sur, des décisions politiques seront prises pour que la traque des terroristes soit plus forte, mais suffira-t-il de jeter des bombes là où sont les islamistes comme on !’a fait en Syrie ou en Libye, ou d’augmenter les moyens policiers, pour que la victoire advienne ? Je ne le pense pas.

Pourquoi ?

Parce que quand la dernière bombe tombera sur l’avant-dernier djihadiste, qu’arrivera-t-il ? Quand les forces s’épuiseront devant cette menace physique, matérielle et spirituelle, que deviendra-t-on ? Il est en effet très difficile de convaincre, de contraindre ou de lutter contre des gens qui n’ont pas la même conception de la vie et de la mort que nous. Ni même de maitriser les réseaux complaisants qui sont les vecteurs de leur idéologie. Alors que nous reste-t-il ? Il nous reste l’intelligence de ceux qui sont les plus vulnérables aux discours et aux propositions qui sont faites par les intégristes. Bien entendu, il se passera du temps avant que l’on puisse rendre résistants taus les enfants du pays. Mais notre seule chance est bien que les enfants soient capables de se lever, de dire non et, surtout, d’expliciter pourquoi ils disent non, qu’ils soient capables de décortiquer un discours, d’analyser les faux arguments, de trouver les justes réponses, Dans le pays des Lumières, on devrait avoir des enfants des Lumières. Mais on a failli sur ce point.


Comment l’expliquer ? Comment comprendre que des enfants sortant de l’école puissent encore être sujets à la radicalisation ou, plus souvent, à la vulnérabilité et à la crédulité ? Par un mauvais apprentissage de la langue, de la syntaxe, du vocabulaire ?

La question du vocabulaire est effectivement centrale. Je vous donne un exemple. Les dernières recherches que nous avons menées dans mon laboratoire étudiaient le nombre de mots qu’un enfant de six ans maitrise et peut utiliser de façon pertinente dans une phrase. Entre les 20% des enfants les plus démunis en vocabulaire et les 20 % les plus nantis, nous avons constaté un rapport allant de 1 à 8. Les premiers ne maitrisaient pas 250 mots, les seconds plus de 1900. Il y a trois conséquences à cela. La première est que quand on a 250 mots pour dire le monde, on n’est pas efficace, on vit dans une espèce de brouillard. La deuxième est que l’on n’est pas capable d’être vigilant face aux discours de ceux qui maitrisent I 900 mots. On est donc crédule et vulnérable. Enfin, un enfant qui ne bénéficie que de 250 mots à six ans n’apprendra jamais à lire et écrire, Vous voyez comment se noue a un moment donne cette inégalité absolue. Et cela n’est pas la faute de ces enfants, ce n’est pas qu’ils sont moins intelligents que les autres, c’est plutôt que l’on n’a pas pris soin d’eux, qu’on n’a pas été capable de leur transmettre les enjeux de la langue : pourquoi ii faut des mots justes et précis, pourquoi il faut organiser des phrases grammaticalement correctes... Non pour piéger ou ennuyer, mais parce que c’est la seule façon de préserver l’intelligence et de lui donner du pouvoir.

Comment expliquer qu’une faible connaissance linguistique engendre le recours à la violence ?

De deux façons. La première est que l’ on est plus vulnérable et crédule, on vient de le voir. Un jeune dans une situation d’insécurité linguistique va donc recevoir avec délice et gratitude celui qui lui promettra d’exister, celui qui lui expliquera le monde sur lequel il n’a aucun pouvoir, celui qui lui désignera un ennemi à abattre, le bien et le mal ... II sera prêt à croire un tel discours simpliste et sera prêt à passer à l’acte. La deuxième façon c’est que n’ayant pas de mots, ces enfants n’ont pas droit à la parole, ils n’ont jamais pris l’habitude de s’expliquer. Or, expliquer son point de vue, échanger, même avec son pire ennemi, laisse une place à l’autre et crée un espace de négociation linguistique qui, même brutal, est une possibilité d’apaisement de la violence. A partir du moment ou vous avez une pénurie de mots, vous n’avez d’autres choix que de passer aux actes violents pour vous exprimer.

La pénurie de mots engendre un désespoir, un sentiment de ne compter pour rien, un dégoût de soi, écrivez-vous régulièrement. Comment le comprendre ?

Le langage est aussi ce qui nous fait exister : "Je parle donc je suis", pourrait-on dire, car la pensée et la parole vont de pair. Notre conscience d’exister est donc fonction de cette capacité de parler à quelqu’un et de recevoir sa parole. A la question "Est-ce que je suis ?", la réponse qui nous est donnée par le langage et l’écriture est que je suis à la fois "traceur", car je laisse une trace dans l’intelligence d’un autre, et "trace", parce que j’ouvre mon intelligence à la pensée d’un autre. Ces jeunes qui n’ont rien pour transmettre leur pensée avec une chance d’être compris, ni de recevoir la pensée de quelqu’un avec vigilance et non comme une éponge passive, fait qu’ils ne se sentent rien, qu’ils pensent n’avoir quasiment aucune existence. Or aucun être humain n’a le courage de ne laisser de soi aucune trace. S’il y a donc une explication profonde à ce passage à l’acte violent, c’est celle de se dire qu’ils sont humains, et que sans pouvoir laisser de trace par la parole ou l’écriture.- ce qui est pacifique - ils vont en laisser une par l’insulte, la violence ou le meurtre.

Mais de nouveau, si c’est si évident, pourquoi est-ce que l’école ne s’y attelle pas plus énergiquement ? Parce qu’elle a été baignée dans la peur de transmettre, dans la croyance que la transmission d’une culture aliénait la liberté individuelle, alors qu’elle lui offre des bases fondamentales ?

Les explications sont multiples, mais la vraie question que je pose à l’école est celle-ci : est-elle prête à croire au couple laïcité et spiritualité ? Car si elle abandonne la question de la spiritualité qui habite chaque être humain, elle la laisse à de faux prophètes qui en feront des armes pour enchaîner l’intelligence de nos enfants. La spiritualité, pour moi, c’est regarder vers le haut même s’il n’y a personne, et surtout s’il n’y a personne. La spiritualité est liée à la culture, à l’échange, au débat, au dialogue autour des textes fondateurs de nos civilisations qui posent les questions universelles et que l’école a laissé tomber.

Que pensez-vous de la prégnance de plus en plus importante des écrans dans la vie des enfants ?

Les écrans font écran. Je me souviens d’une scène à laquelle j’ai assisté dans un TGV qui me conduisait il y a peu vers Bordeaux. Face à moi, se trouvaient deux parents et leurs fils d’une douzaine d’années. Des qu’ils se sont assis, ils se sont chacun jetés sur un écran et n’ont plus dit un mot. A cote de moi, était assise une dame d’un certain âge avec son petit-fils de 6 ou 7 ans. Elle a commence à lui parler en le regardant dans les yeux. Au fil du trajet, elle lui montra des éoliennes, expliqua leur fonctionnement, évoqua le dieu du vent Eole ... Elle lui présenta les champs de colza et lui précisa qu’ils servaient à produire de l’huile ... Je me suis trouvé face à deux façons de voir la transmission. L’une qui a démissionné complètement avec ce gamin qu’on abandonnait devant son écran, et l’autre qui était la transmission par la parole, la pensée, la culture, l’intelligence. Je me souviens avoir observé le regard brillant de ce petit enfant et le regard perdu de !’adolescent. Que va devenir ce dernier à qui on aura tellement peu parlé, et pour qui les mots n’ont quasiment aucun sens ? L’attachement, l’échange et la communication vont ensemble, et un enfant a besoin que ses parents lui disent : "Tu comptes pour moi, je te regarde, je te parle, je t’écoute, rien n’est plus important pour moi que de te comprendre." Si cela n’est pas vécu, alors cet enfant se dirigera vers le néant, le vide, le sentiment de ne quasiment pas exister : si on ne compte pas pour ses parents, on n’existe pas.

Alain Bentolila Linguiste
Entretien Bosco d’Otreppe
samedi 24 et dimanche 25 octobre 2020 · La Libre Belgique

Quelques mots clés :
langage, vocabulaire, obscurantisme, violence, djihadisme