
Extraits d’un "carnet de voyage" (Première partie - pour la suite, voir l’article)
(Certains prénoms ont été changés)
Lahna
Lahna est étudiante en 3ème année de français à l’Université Al Najar (An-Najah) à Naplouse, elle est une des quelques étudiantes non voilée de son cours. Lahna habite Jénine, à 20 Km de là, est mariée et vit pendant la semaine à Naplouse avec ses deux filles de 4 et 2 ans. Son mari, qu’elle rejoint le WE à Jénine a quitté son travail à Ramallah à cause du blocus de l’armée israélienne. En temps normal, le trajet entre les deux villes prendrait moins d’une demi heure, mais le détour est tellement long que chaque semaine elle met au minimum quatre heures pour rentrer chez elle avec ses deux petites filles, et parfois c’est encore plus long, selon le bon vouloir des soldats des check points. Les entrées de Naplouse sont totalement bloquées à la circulation. Tout véhicule doit stationner aux checkpoints, chacun doit passer à pied et prendre un taxi pour rejoindre Naplouse. Au retour on reprend sa voiture. C’est que nous avons dû faire, nous aussi, mais comme "touristes" nous avons pu passer avant les Palestiniens et Palestiniennes qui faisaient la file. A Naplouse, Seuls les véhicules de la ville peuvent circuler.
Aucun israélien n’est autorisé à y entrer, sauf bien entendu les militaires. Ils y sont d’ailleurs quand nous arrivons, vers 9 heures du matin. Il y a une grande effervescence sur le campus. Les portes principales de l’université sont fermées nous dit un responsable, pour éviter un contact direct entre les étudiants et les militaires qui patrouillent en ville. Il y a 13.000 étudiants à l’Université d’Al Najar, dont 6.000 sur ce campus à Naplouse. Le campus de Tulkarem a été détruit par l’armée israélienne.Tous ceux qui n’habitent pas à Naplouse même, mais dans les villages environnants doivent passer chaque jours les checkpoints et arriver en taxi à l’université (les checkpoints sont distants de plusieurs km de la ville).
A l’entrée des rues latérales, des enfants jettent des pierres. Certains militaires filment avec des téléobjectifs. La tension est perceptible. La rencontre avec les étudiants et leur professeur de lettres françaises, Muriel Van den Abeele, se déroule dans une cafétéria, au milieu du brouhaha. La question essentielle qui nous est posée par l’une d’elle, et qui continue à bourdonner dans nos oreilles, est "qu’est-ce que vous faites chez vous pour que ça change ici ?"
Lahna nous accompagne dans le camp de réfugié de Balata, où elle n’est jamais allée, et à l’hôpital, où elle a travaillé comme stagiaire et où certains d’entre nous rencontrent un vieux monsieur blessé par balle quelques jours plus tôt par les militaires. Elle m’explique qu’elle paie chaque mois 200 shekels (environ 37 €) pour chacun de ses enfants à la crèche, et encore 200 pour son hébergement. Elle bénéficie, comme 60% des étudiants de Naplouse d’un prêt d’étude de l’Arabie Saoudite, qu’elle devra rembourser après la fin de ses études.
Lahna nous explique que les étudiantes qui mettent le voile, ne le font pas toutes pour des raisons religieuses. Si elles associent le voile avec des pantalons, c’est une manière de signifier clairement que ce n’est pas la religion qui les inspire, sinon elles mettraient une robe qui leur couvre les chevilles, mais des raisons culturelles, par affirmation identitaire ou pour être "à la mode".
Adal
Adal est un jeune palestinien plein d’humour, devenu sérieux en évoquant son histoire personnelle comme exemple de "démocratie israélienne". Nous le rencontrons le premier soir, à Jérusalem. Il nous emmène d’abord sur les remparts, à la lumière des étoiles, et nous parle du Musée de David, dans la forteresse : un musée où les israéliens inventent une nouvelle histoire, détournant les événements à leur profit : "un musée de l’histoire de l’invention de l’histoire" nous dit-il finement.
Au cours de la soirée, il nous raconte ce qui lui est arrivé. Il militait au sein de l’université pour sensibiliser les étudiants au sort fait aux réfugiés bédouins. Cela n’étant pas au goût de la Sûreté israélienne, il est arrêté et reste en prison 40 jours, dont une semaine complète au secret, avec un repas par jour, sans pouvoir avertir ni sa famille ni ses amis. Le 38ème jour, il peut enfin rencontrer son avocat, et deux jours plus tard, au procès, il est acquitté, aucune charge n’étant retenue contre lui. Mais la Sûreté veille et fait pression sur le juge pour qu’on refasse le procès et un second jugement le condamne à 9 mois de prison. C’est après ces 9 mois d’emprisonnement qu’il reprend ses études.
Il est maintenant comptable.
Il est plein d’enthousiasme, et nous étonne par sa sagesse et sa maturité. Quand nous lui disons combien cela nous impressionne, il nous répond que si nous vivions en territoire occupé, nous serions comme lui.
Israël, "État de droit…pour les Juifs". Il nous parle de sa situation administrative, nous montre sa "carte bleue", une carte de "résident". Il évoque alors la diversité des statuts au sein du peuple palestinien, avec la multiplicité des restrictions pratiques. Les Palestiniens sont, soit "réfugiés", soit "Arabes de citoyenneté israélienne", soit "habitants des territoires occupés", soit "résidents à Jérusalem", et disposent alors d’une carte bleue qui leur tient lieu de carte d’identité. Car d’identité, ils n’en ont pas. Théoriquement, aux yeux d’Israël, ces habitants de Jérusalem sont toujours Jordaniens (mais s’ils vont en Jordanie, ils ne peuvent y résider plus d’un mois d’affilée, nous dira Huda Imam, rencontrée de dernier jour). La configuration de l’identité palestinienne, cadenassée par Israël, est horriblement complexe. C’est une découverte pour nous. Qui sait cela en Europe ? La seule chose qui est claire à nos yeux, c’est qu’il n’y a toujours pas de nationalité palestinienne reconnue et que ces sous-statuts, outre les inégalités profondes (sur le plan fiscal, sur les autorisations de bâtir, sur les différentes interdictions de circuler...) qu’ils entretiennent entre les Palestiniens, brise l’unité du peuple. Je me dis que avoir voté massivement pour un seul parti, en l’occurrence le Hamas, c’est sans doute aussi une manière de faire la nique à cette situation.
Nous comprenons que la question de l’annexion de territoire se double d’une question plus insidieuse, moins spectaculaire et totalement ignorée en Europe, le déni d’identité. Ne pas avoir d’identité, seulement des "laisser passer", cela mine un peuple qui veut construire une démocratie. A ce sujet, il est bon de signaler que les palestiniens sont les seuls, parmi tous les pays arabes actuellement, a avoir un "gouvernement" issu d’élections vraiment libres.
Adal résume la situation des jeunes de sa génération à travers cette phrase du film Terre pro-mise : « Vivre sans cause n’a aucun sens ».
C’était la première soirée de notre voyage. Nous quittons Adal très impressionnés, émus et se-coués par son témoignage.
Huda
Cette femme de forte personnalité, militante d’une association de secours médical, nous fait visiter le Mur qui fait le tour et cadenasse totalement la ville de Qalqiliya. [1]
Manifestement, pas d’objectif sécuritaire à ce mur. L’objectif est clairement annexionniste. Ici, à Qalqiliya, la "barrière" (tantôt un mur de 8 mètre de haut - deux étages- tantôt une "barrière" infranchissable (sauf à quelques points de passages que les militaires ouvrent certains moments) de 30 mètres de large) encercle la ville.
C’était pourtant une ville réputée calme, où les israéliens voisins venaient faire leur marché (et d’ailleurs appelée "ville de paix" par ceux-ci). Il y a juste un goulot d’étranglement, qu’un soldat peut toujours décider de fermer. Un médecin de Qalquiliya, responsable du PMRS, a dû rester un an sans pouvoir circuler avec sa propre voiture.
"Avant qu’il y ait le mur, nous pouvions voir le soleil se lever sur nos collines et nos terres" dit une vieille dame. "Maintenant, pour nous le soleil ne se lève plus qu’à midi." (cité dans "Palestine, Carnet de notes", photographies de V. Vercheval, Charleroi)
La ville de Qalqiliya (45.000 habitants) est entourée de 92 localités, où vivent 95.000 palestiniens. Dans cette région, il y a déjà 50.000 colons. Et 60 % des puits sont maintenant en territoire annexé.
Le Mur coupe la ville de ses villages environnants et - tiens, tiens - des sources d’eau, celles-ci se trouvant dorénavant, comme par hasard, en territoire que les israéliens se sont approprié.

"La barrière de séparation israélienne est
une barrière construite par Israël en
Cisjordanie sous le nom de "clôture de sécurité"
(security fence), dans le but officiel d’empêcher
physiquement toute intrusion de terroristes
palestiniens dans le territoire national.
Cette barrière, dont le tracé de près de 700 km
est controversé et a été redessiné à plusieurs
reprises notamment sous les pressions internationales,
consiste dans sa longueur en une
succession de murs, de tranchées et de
portiques électroniques." (Wikipedia)
Huda nous conduit le long du Mur : sur 3 Km de la "Ligne verte", c’est un vrai mur qui longe la ville, mais partout ailleurs c’est une "barrière", plus large qu’une autoroute. La barrière serpente entre les villages palestiniens. Trois petits villages sont de l’autre côté de la barrière, côté israélien. Pour permettre aux enfants d’aller à l’école, une seule porte est ouverte une heure le matin, une heure à midi et une heure le soir. Si on rate l’heure, on doit attendre l’heure d’ouverture suivante.
Ailleurs, de l’autre côté de la Barrière, nous voyons le gros village de Habla et quelques bourgades voisines, qui sont à trois minutes de Qalqiliya. A cause de la barrière, il y a 42 minutes de détour. Alors, les Israéliens ont creusés trois passages sous la barrière, pour permettre aux villageois de passer pour aller à l’école et faire leurs courses. Mais ils contrôlent les tunnels qui peuvent être fermé par un simple bouton.
Les fermiers doivent avoir une permission spéciale pour passer. Seul le propriétaire obtient cette permission, pas les ouvriers, ce qui pose un problème de main d’oeuvre.
La région est riche en eau, mais les fermiers sont coupés de leur approvisionnement et il leur est interdit de creuser des puits. S’ils le font quand même, les puits sont bombardés. Leur consommation d’eau est limitée par des compteurs, alors que dans les colonies, elle est libre, et il y a d’ailleurs des piscines.
60 % des Palestiniens de la région n’ont pas accès à l’électricité, 40 % pas accès à l’eau. Il y a même une compagnie israélienne qui pompe l’eau des Palestinien, qui donc la leur vole, et la leur revend au triple du prix.
La politique des colonies est d’avoir un maximum de terre pour un minimum de colons. Pour s’approprier les terres, ils jouent sur quatre lois différentes : jordanienne, turque, anglaise ou ottomane, selon leur intérêt. Une vieille loi ottomane stipule qu’une terre non cultivée pendant 7 ans (selon d’autres prescriptions, il suffit de 3 ans) n’appartient plus à personne et peut être appropriée par n’importe qui. La politique est donc d’empêcher les fermiers palestiniens d’accéder à leurs terres suffisamment longtemps.
On sent Huda fort en colère. Mais c’est un moment dramatique quand elle nous amène le long de la Barrière, à l’endroit où elle voit, derrière la porte bardée de barbelés, la terre qui appartenait à son père, et que maintenant elle ne peut même seulement approcher, parce que les soldats refusent de lui ouvrir la barrière à chacune de ses tentatives.
Dans la région, 70 % de la population vit maintenant sous le seuil de 2 $ par jour, pour trois raisons :
– les fermiers sont coupés de leurs champs,
– il n’est plus possible d’aller travailler en Israël, où il y a une zone industrielle importante,
– Qalqiliya était un centre d’approvisionnement important pour toute la région, et les Israéliens n’y viennent plus faire leurs achats.
On apprend au passage que les premières colonies datent de 1970, du temps où les Travaillistes étaient seuls au pouvoir. Le plan Sharon a été mis sur pied par Alon, un ministre Travailliste !
Un étudiant israélien
à Bi’Lin
Rencontré lors de la manifestation de Bi’Lin, il vient de Tel Aviv, parle le français, car il étudie à Paris. Il est à Bi’Lin, comme nous, pour manifester pacifiquement contre le Mur, comme le font chaque vendredi à 13 heures après la prière, des Palestiniens, de jeunes Israéliens et des "internationaux", venus d’un peu partout par solidarité avec cette action qui est emblématique : protestation pacifique, face à face entre manifestants et soldats, sous l’oeil des caméras, et les interviews des journalistes. Les plus virulents, qui arrachent les barbelés sont des Pacifistes Israéliens de différentes organisations. Nous avons été bien préparé à la manifestation, qui n’était pas sans danger, par une jeune anarchiste Israélienne.
Pendant qu’une partie des manifestants longe la barrière en essayant de s’infiltrer, nous sommes en retrait sous les oliviers, l’étudiant israélien et quelques autres, et nous parlons. Le Mur est une aberration, une folie, me dit-il. Il a habité pendant un an dans une colonie. Qu’il a quitté dès que possible, car c’est une vie infernale : "on y vit comme si, de l’autre côté de la clôture, c’était la fin du monde." Personne n’y va, une terra incognita, qui n’existe pas. Un jour, en se promenant en voiture, il propose à son père de passer de l’autre côté. Refus du paternel : "bien trop dangereux !" Finalement, comme il ne s’est rien passé de spécial, son père a admis qu’il était victime de la propagande qui fait croire que de côté palestinien, il n’y a que des terroristes prêts à vous tuer dès que vous passez le bout du nez. Aussi, me dit-il, l’enfermement est des deux côtés.
Je pose aussi des questions sur le mouvement "peace now" qui a rassemblé jusqu’à 400.000 personnes dans les rues d’Israël il y quelques années et qui a quasi disparu maintenant. Qu’il ait disparu est une excellente chose me dit-il, car c’était un mouvement sécuritaire uniquement centré sur la sécurité intérieure en Israël, sans aucun soucis des Palestiniens. Les pacifistes israéliens qui les ont remplacé, c’est un éventail de mouvements de toute tendances, assez dispersés. Lui-même fait partie d’un mouvement où israéliens et palestiniens agissent ensemble et où tout se discute de façon paritaire. Il me montre un prospectus, ou le nom du mouvement est d’ailleurs écrit en arabe et en hébreu : "d’abord en arabe", me fait-il remarquer. "Il faut détruire ce mur, il faut un pays où tout le monde puisse circuler librement, aller où il veut, qu’il soit Palestinien ou Israélien.
[2]
Étonnant : le matin, nous avons entendu le même discours, la même utopie, de la part de Ziad, dans le camps de Deheishe.
Michel Simonis