CONTRIBUTION EXTERNE Publiée dans La Libre le dimanche 07 septembre 2014
C’est une évidence que d’aucuns n’oseraient remettre en question : nos entreprises, privées et publiques, se doivent d’être flexibles, de s’adapter à la double contrainte de l’incertitude et de l’urgence. Une première raison invoquée pour justifier ce poncif est de l’ordre de la rationalisation économique : dans un environnement qui doit se préparer à être pérenne sans croissance économique, ou alors si faible, la réduction des coûts est une priorité à laquelle une redoutable ingénierie gestionnaire s’attèle en ce moment. C’est une des raisons pour lesquelles les espaces de travail flexibles se développent.
Par espace de travail flexible, il faut entendre, principalement, le paysager et le bureau partagé. Le premier est un espace ouvert dans lequel plusieurs postes de travail sont rassemblés, de manière contiguë : les cloisons des bureaux individuels ont été abattues et un nombre supérieur d’espaces de travail occupe donc la même surface. La table individuelle a fait place au plateau collectif, avec tous les avantages et inconvénients associés à la circulation directe (et bruyante) de l’information au sein des équipes de travail.
Le second correspond à peu de chose près au premier, à l’exception notoire de l’attribution de l’espace : dans ce cas-ci, les postes de travail sont anonymes, ils ne peuvent être attribués à un travailleur en particulier. L’espace de travail doit rester propre (on parle de clean desk) puisque de multiples utilisateurs peuvent en avoir l’usage. Dans ce second cas plus que dans l’autre, l’économie tient au fait que le calcul du nombre d’espaces de travail à prévoir intègre toutes les informations relatives au taux moyen d’occupation de l’espace : mobilité, télétravail, temps partiel, congés et maladies. On trouve ainsi des entreprises proposant un espace de travail pour 1,41 travailleurs et d’autres pour 8.
Bien souvent, ces deux modes d’organisation de l’espace de travail sont considérés comme équivalents. C’est une méprise. Les recherches que nous avons menées récemment montrent à quel point les travailleurs confrontés au bureau partagé ressentent davantage un manque de cohésion de groupe et estiment manquer d’opportunités d’apprentissage [1] Ce ne sont pas des résultats anodins lorsque l’on sait que ces dimensions expliquent, pour partie, l’engagement et la collaboration au travail. En empruntant à la géographie sociale et à l’étude des leviers identitaires associés au territoire, l’on se rend compte à quel point, pour certains travailleurs, l’espace et la capacité de se l’approprier constituent des éléments constitutifs de leur identité au travail. Ces observations rejoignent les résultats d’une enquête réalisée par des collègues suédois [2] qui rapportent que le taux d’absentéisme est plus élevé pour les personnes travaillant en bureau partagé. Pour ces travailleurs malades de l’open-space, l’espace "clean", anonyme, traduit un sentiment d’invisibilité : le travailleur est appelé à s’installer sur un bout de table là où il y a de la place, à ne pas laisser de trace, voire à télétravailler depuis son domicile. Il n’y a plus de place pour lui, en somme.
Ce qui est donc en question ici, au-delà de l’organisation de l’espace de travail, c’est le sens que les individus attribuent aux dispositifs de management. Que cherchent, finalement, les dirigeants d’entreprises qui veulent rendre leurs travailleurs invisibles ? Quel message envoient-ils à leurs travailleurs et managers ? Celui d’une "rationalisation" des ressources qui deviendrait la finalité exclusive de l’entreprise. Et de participer à la dévalorisation du management, assimilé à des techniques déshumanisantes au service de la seule performance économique. Or, dans ces temps de rationalisation économique plus que dans d’autres, la véritable condition du succès de l’entreprise tient en l’optimisation de ses dispositifs de production et d’organisation. Et cela tient, en grande partie, au niveau d’engagement des travailleurs et à leur volonté d’adhérer au projet de l’organisation.