Après les attentats contre Charlie, le débat sur la radicalisation des jeunes a repris vigueur. Le Délégué général aux droits de l’enfant, Bernard De Vos, et Changements pour l’égalité, ont organisé samedi à Bruxelles une journée de réflexion où des enseignants, des criminologues, des islamologues et des travailleurs de terrain ont croisé leurs regards.
Agent communal, coordinateur général des éducateurs de rue à Schaerbeek, Ricardo Romero connaît particulièrement bien la réalité des quartiers populaires de cette commune de 120 000 habitants, dont 70 % ont moins de 30 ans.
ENTRETIEN ANNICK HOVINE Publié dans LLB le dimanche 1er février 2015
Les attentats contre Charlie Hebdo et les opérations antiterroristes qui ont suivi, à Verviers, à Molenbeek et ailleurs en Belgique, ont-ils réactivé le radicalisme ?
Les réactions suite à Charlie Hebdo, ce n’est pas du radicalisme -même si on peut trouver une racine commune. Je le redis bien, pour éviter les confusions. Ce qui se passe chez les jeunes face à ce type d’événements, c’est vraiment du désarroi et de l’incompréhension. Us sont désemparés : ils n’arrivent pas à mettre des mots dessus. Ils donnent un sens aux choses et ils ne peuvent pas être en harmonie avec eux-mêmes avec celui qu’on leur renvoie. Quand ils refusent de faire une minute de silence, ils ne comprennent pas toujours pourquoi. Ils sentent que quelque chose ne va pas avec le fait de dire : ’Je suis Charlie’ si ça veut dire : ’J’accepte les caricatures.’ L’école ne comprend pas et dit : ’li y a des problèmes de radicalisme.’ Et boum, c’est reparti dans l’incompréhension.
Qui est mutuelle...
Les jeunes ne s’y retrouvent pas. L’image qui leur est renvoyée par la société ne leur plaît pas : ’Ce n’est pas moi, ça !...’ C’est pour ça qu’ils vont sur Internet et les réseaux sociaux, à la recherche d’informations alternatives à l’information officielle. Et ils arrivent sur YouTube... Ils vont donc rechercher des niveaux de compréhension de ce qui les entoure ailleurs.
C’est, dites-vous, le début d’un mouvement de sectarisation...
Oui. Premier temps : tu te sens mal à l’aise, tu sens que quelque chose ne va pas et tu ne comprends pas bien quoi.
Deuxième temps : je te propose une lecture de ce qui se passe qui va te réconcilier avec le monde dans lequel tu vis. Troisème temps : je te propose une action pour changer.
Le jour des attentats de Charlie, vous avez ouvert un livre de bord avec les éducateurs de rue.
Il commence le 7 janvier.
On peut dire que c’est l’état de choc : ce jour-Ià, les jeunes condamnent fermement les meurtres et traitent les auteurs d’imbécile... Ils ne sentent aucun lien avec eux. Ils disent : « On n’a rien à voir avec ces gens là... »
Vous dites que leur discours change vite...
Le lendemain, 8 janvier, il y en a encore beaucoup qui affichent ’Je suis Charlie’ sur leur profil Facebook parce qu’ils sentent beaucoup d’empathie par rapport aux victimes. Ils disent : ’Ce n’est pas normal qu’on tue des ·gens.’ Mais leur discours devient aussi : ’Ça va encore retomber sur les musulmans.’ Au début, la presse ne montre que les photos des ’bons blancs’ ; on ne montre pas Ahmed ni et le correcteur de Charlie qui sont parmi les victimes. ’Je suis Ahmed’ commence à fleurir...
Et puis, certains ne sont plus Charlie...
Dès le surlendemain, jour de la prise d’otage, ça se nuance. Certains affichent toujours ’Je suis Charlie’, je suis contre la barbarie. D’autres sont sans avis. D’autres disent : ’Je ne peux pas être Charlie parce que je condamne les caricatures.’
La sortie de l’essai d’Eric Zemmour ’Le suicide français’, a aussi provoqué des réactions...
Là, ils ont eu le :sentiment d’un complot : on veut faire porter le chapeau aux musulmans. Ils expriment aussi un malaise par rapport au fait qu’on leur demande de se positionner de façon binaire : ’Soit, tu es Charlie, soit, tu ne l’es pas. Soit, tu es avec nous, soit, tu es contre nous.’ Alors que les jeunes se retrouvent sur des positions beaucoup plus nuancées que blanc ou noir.
Qu’ont-ils ressenti face à la marche républicaine du dimanche ?
Alors là, le groupe ’Je suis Charlie’ explose. Il n’existe plus. C’est devenu : ’Je suis aussi triste que vous mais je ne suis pas Charlie,’ Ils ont l’impression que le message de fond de la marche, c’est : ’Le blasphème est un droit fondamental.’ Et le lendemain, ça devient : ’On se moque de nous !’ Ils font une marche pour la liberté d’expression et le lendemain, on arrête Dieudonné. L’idée du complot s’accentue. Quand, le vendredi, on en arrive à la fusillade à Verviers, où les deux présumés terroristes sont abattus, les jeunes commencent à ne plus croire les médias. Quelques jours plus tard, l’émission de Jean-Claude Defossé intitulée ’L’intégration est un échec’, sur RTL, provoque un gros tollé sur les réseaux sociaux et un rejet très violent.
Qu’ont·ils ressenti ?
L’idée du complot, de la mauvaise foi, se développe encore. Ils ont le sentiment que c’est ’eux’ contre ’nous’. Il devient ensuite très difficile d’entreprendre un débat : ils pensent que tout ce qu’ils peuvent dire va être mal interprété. Ils ne veulent plus en parler.