Depuis que, en 1992 ("Déclaration de Dublin"), la communauté internationale a affirmé que l’eau doit être considérée principalement comme un bien économique et non plus comme un bien social, collectif, il y a une forte tension entre défenseurs de "l’eau économique" et ceux de "l’eau droit humain". Les premiers n’ont fait que gagner du terrain : marchandisation et monétisation de l’eau, libéralisation, privatisation et financiarisation des services hydriques se sont imposées partout.
Dans ce contexte, la politique de l’eau est devenue essentiellement une politique de gestion optimale, par rapport au capital investi, d’une ressource naturelle de plus en plus rare. En général, les pouvoirs publics ont favorisé ces évolutions. A quelques rares exceptions, la victoire de "l’eau économique" semblait définitive.
Puis, grâce à un petit pays comme la Bolivie, une dynamique internationale s’est affirmée, et le 28 juillet 2010, l’Assemblée générale des Nations unies a opté pour une résolution reconnaissant l’accès à l’eau potable et à l’assainissement comme un droit humain, c’est-à-dire universel, indivisible et imprescriptible.
Ce fut un choc pour les groupes dominants, d’autant plus que la résolution fut adoptée à une grande majorité contre la volonté de la plupart des Etats puissants du "Nord" (Etats-Unis, Canada et 16 Etats membres sur 27 de l’Union européenne). Les Etats "perdants" n’ont pas attendu longtemps pour essayer de récupérer le terrain en adoptant deux stratégies : la stratégie de l’oubli, la stratégie de la ressource.
En juin dernier, à "Rio + 20", le troisième Sommet mondial de l’Onu sur la Terre, ces Etats ont cherché à éviter toute référence au droit à l’eau dans le document final soumis à l’adoption du Sommet. Le Canada a été le dernier pays à abandonner la tentative, juste trois jours avant la remise du document final. La stratégie de l’oubli a été aussi adoptée par la Commission européenne. Dans le document que la Commission a soumis entre mai et juillet 2012 à une consultation non contraignante, en vue de la rédaction du document "Plan de sauvegarde des Eaux d’Europe" [2], elle ne mentionne pas le droit à l’eau et à l’assainissement. Les 12 problèmes/enjeux qui, selon elle, marqueront la politique européenne de l’eau pour la période 2016-2030, sont tous d’ordre naturel/environnemental (quantité et qualité de l’eau) et économique (gestion efficace et rentable, compteurs, le prix de l’eau et sa structure, financement des investissements). Or, le document de la Commission est destiné à devenir la "bible" de la politique européenne de l’eau jusqu’en 2030. La stratégie de la ressource est encore plus importante. Elle est fondée sur un constat réel et correct, à savoir la rareté croissante de l’eau bonne pour usages humains.
Dès lors, puisque l’eau est une, sinon la ressource naturelle fondamentale et essentielle pour la vie économique et, donc, pour l’agriculture (alimentation et santé), l’énergie (l’électricité, pas de bien-être sans électricité ), l’industrie (les automobiles, les journaux, les plastiques, les ordinateurs, les activités minières ont énormément besoin d’eau ), la thèse des opposants au droit est : s’il n’y a pas d’eau en quantité suffisante et qualité adéquate, inutile de parler de droit à l’eau. Apparemment logique, cet argument est profondément mystificateur. Il donne la raréfaction de l’eau comme inévitable sans en remettre en cause les facteurs structurels qui sont liés à notre mode de "croissance" et de "développement" et à l’incapacité de nos classes dirigeantes de penser à des systèmes de coopération efficaces sur les eaux, par nature, transnationales. Dès lors, ils annoncent un futur de pénurie d’eau, de guerres de l’eau, de conflits Au fait, leur abdication à assumer les responsabilités traduit le "vrai" message des défenseurs de "l’eau économique", à savoir : résoudre la crise mondiale de l’eau, en permettant l’accès à l’eau potable et à l’assainissement à tous les habitants de la Terre dans la logique du droit humain et de la justice, signifie des dépenses publiques gigantesques en infrastructures, services, aménagements et, par conséquent, des effets majeurs sur la fiscalité et la redistribution de la richesse produite.
En outre, il comporte des mutations profondes sur les régimes de propriété et d’usages des eaux dont les marchés sont devenus très lucratifs. Cela est inacceptable pour les seigneurs de l’argent et les seigneurs de la Terre. En revanche, il faut garantir une gestion économiquement rentable de l’eau en faisant payer aux "consommateurs" des différents usages de l’eau un prix de marché qui permet au capital privé de couvrir tous les coûts de production et tirer un profit "juste". Ainsi, seulement, les capitaux privés seraient attirés à investir dans le domaine de l’eau, et on trouverait l’argent nécessaire pour financer l’innovation technologique et augmenter la production industrielle et commerciale de l’eau pour les usages solvables... Il n’y aurait pas ainsi d’augmentation de la pression fiscale, l’eau resterait un business rentable, les consommateurs solvables seront heureux, car ils pourront avoir accès à l’eau selon leurs besoins et leur pouvoir d’achat en sécurité.
L’opposition entre "ressource" et "droit" est simplement une escroquerie scientifique et politique. En réalité, les groupes sociaux dominants ne veulent pas partager la prise en charge du droit à la vie de tous les êtres humains et de la vie sur notre planète. En déplaçant sur le consommateur la charge de la couverture des coûts concernant l’accès à l’eau potable et à l’eau pour l’hygiène, les dominants, non seulement affichent leur conception marchande de la vie, mais ils proclament que ce n’est pas un problème que l’argent, la technologie et l’eau soient aujourd’hui utilisés davantage pour produire des téléphones cellulaires que des toilettes publiques. Il y a dans le monde davantage de personnes ayant accès aux mobiles qu’à une toilette ! Or, on peut vivre sans ces téléphones, alors que 5 000 enfants de moins de 6 ans meurent chaque jour à cause de maladies liées au non-accès à l’eau potable et aux services hygiéniques. Alerte. Il en va du devenir de l’humanité.
LLB. Mis en ligne le 30/09/2012
Riccardo Petrella,
Président de l’Institut européen de recherche sur la politique de l’eau à Bruxelles
NOTE
Contexte :
1. Le Conseil InterAction (IAC), un groupe de 40 anciens chefs d’Etat et de gouvernement, présidé par l’ex-Premier ministre canadien, Jean Chrétien, propose que le Conseil de sécurité de l’Onu se penche sur la sécurité de l’eau et considère la question de la ressource eau comme l’une des principales préoccupations de la communauté internationale. [3]
2. Une initiative louable s’il n’y avait pas un hic.
En argumentant pour sa proposition, l’IAC, établit une opposition artificielle entre la protection, la conservation et le bon usage efficient et économique de la ressource eau - qu’il considère absolument prioritaires - et le droit humain à l’eau qu’il ignore, voire considère comme un faux problème et un obstacle à une bonne gestion de l’eau et à la solution de la crise mondiale de l’eau. Un chapitre entier du rapport présenté à New York est dédié à démontrer cette dernière thèse. [4]