“Sur YouTube notamment, de prétendus spécialistes (IeanJacques Crèvecœur, Thierry Casasnovas ... ) argumentent durant des dizaines de minutes pour expliquer que le Covid-19 serait un complot lancé au choix par les gouvernants, les firmes pharmaceutiques ou des élites financières”, nous dit Olivier Klein Professeur à la Faculté des sciences psychologiques de l’ULB , dans un entretien avec Bosco d’Otreppe, journaliste de La Libre Belgique.
Une théorie du complot est une croyance selon laquelle un groupe de gens agit en secret et de manière coordonnée avec de mauvaises intentions. Le secret, la mauvaise intention et la coordination sont donc les trois critères qui définissent une théorie du complot. Attention cependant, cela ne veut pas dire qu’elle est forcément fausse : il existe des complots. Mais quand je parle ici de théories du complot, je parle de complots qui ne sont pas avérés, qui sont basés sur d’apparentes coïncidences surinterprétées sans aucune preuve. Dans Le cadre de nos recherches, œ qui nous intéresse, c’est de comprendre pourquoi certaines personnes croient à une série de complots très différents, sans liens logiques entre eux. On se dit alors qu’il y a quelque chose d’autre qui se joue que la simple recherche de la vérité.
Coronavirus : comment fonctionne la théorie du complot du belge Jean-Jacques Crèvecoeur ?
Le coronavirus fait le bonheur des gourous adeptes des théories du complot.
Jean-Jacques Crèvecoeur, par exemple, un Belge exilé au Québec, se présente comme conférencier et formateur en développement personnel. Son "combat" remonte déjà à la grippe A H1N1 de 2009 : “je me souviens, je pleurais parce que je sentais quelque chose de très grave arriver “Ce n’est pas vrai, ils ne vont quand même pas faire ça à l’humanité. Ils veulent instaurer une dictature médicale sous prétexte d’une pandémie". Il dénonce la vaccination sur son site, en octobre 2009, qu’il qualifie de "mensonge" qui se "perpétue depuis 140 ans”.
Dans récente sa vidéo de deux heures, intitulée "Le décryptage des enjeux cachés de la pandémie", qui a fait plus de 300.000 vues sur YouTube, il revient sur la rude controverse de 2009 autour du virus A/H1N1 et de la campagne d’antivaccination auquel il a pris part et qui s’est développée à cette occasion, lorsque la ministre Roseline Bachelot fut descendue en flamme pour avoir commandé des millions de masques et de vaccins qui n’ont pas été utilisés, et médiatiquement réhabilitée en 2020, on imagine bien pourquoi.
En 2009, il s’agissait d’une “pandémie de grippe porcine qui n’est autre qu’une machination des gouvernements destinée à exterminer une partie de la population.”
Ce “complot” avait déjà surgi en 2002, lors de l’apparition du SRAS, syndrome respiratoire aigu sévère.
Aujourd’hui, c’est la même “surprenante information” qui ressurgit : “le covid-19 n’est pas pire qu’une « grippe » – autrement quel serait l’intérêt de manipuler les statistiques de décès et l’opinion publique, et de créer la panique dans la population ? Sûrement, si le covid-19 était si « transmissible » et faisait tant de morts, nous le constaterions…
Il était tentant d’essayer d’y voir plus clair, en revenant à l’entretien avec Olivier Klein.
Justement, qu’observez-vous durant la crise liée au Covid-19 ? Quels sont les complots qui s’y déploient ?
Mes hypothèses doivent être approfondies, mais j’observe pour l’instant deux grandes sources de complots en Occident. La première de ces sources part de l’extrême droite anti-élite (particulièrement américaine) qui met en cause la pertinence du confinement, et qui a pu dire que le coronavirus était un canular inventé par les Démocrates pour affaiblir Donald Trump. Ces mouvements croient qu’il y a des élites financières derrière cette épidémie, et qu’elles en tirent profit. Bill Gates est un de leurs boucs émissaires, comme la Chine. L’autre mouvement complotiste que j’observe et qui est encore plus visible en Belgique, c’est un mouvement issu des médecines douces et d’un courant antivaccins. il n’est a priori pas lié à l’extrême droite, mais il reprend le même type de théories, notamment anti Bill Gates considéré comme préparant des vaccins qui permettront de nous surveiller. On assiste donc à une convergence de ces deux grandes sources du complotisme. Cela rend la visibilité de ces théories particulièrement importante.
Le fait qu’il y ait encore beaucoup de flou autour du coronavirus et de ses origines décuple-t-il leur force ? Ces théories s’appuient-elles sur ces incertitudes ?
Oui, l’efficacité du discours complotiste repose en premier lieu sur l’incertitude et l’anxiété qu’elle génère. Devant ces incertitudes, le complot nous offre une explication très simple qui nous soulage, nous fait du bien. L’hypothèse que je fais est que la solitude liée au confinement, le fait d’être isolé chez soi peut rendre certaines personnes plus vulnérables à ce genre de théories. En réalité, elles offrent une possibilité de lien social, ce qui est très important. Il y a en effet tout un rituel de la confrontation aux théories du complot, durant des directs sur YouTube par exemple, lors desquels les adhérents à la théorie s’exprimeront au sein d’une grande communauté. De plus, beaucoup de personnes se sentent impuissantes, dévalorisées, un peu perdues alors qu’elles sont isolées chez elles. Face à cela, ce que leur dit le complotiste, c’est qu’il va leur donner accès à un savoir secret qui permet de tout comprendre. Il prétend leur parler d’égal à égal, ne pas les prendre pour des moutons comme le ferait le gouvernement, leur donner accès à des informations qui les rendront plus savants et intelligents que les autres. On les invite même à évaluer ces informations "par eux-mêmes". C’est très valorisant. On se sent investi d’un savoir que l’on peut partager à ses proches pour les délivrer de leurs illusions. La théorie du complot nous rassure et nous valorise. Elle accroît notre estime de soi intellectuelle et morale.
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En guise de conclusion de la vidéo, on trouve : "Veuillez ne pas être spectateurs et envoyer à tous vos contacts et groupes". C’est un classique des messages dans ce genre. "Partagez pour aider à lutter contre le virus"…
Pour avoir de l’effet, la communication doit passer par un maximum de personnes et devenir virale. Cette diffusion via le partage massif, c’est le point vital de la désinformation.
Un autre procédé souvent utilisé par les complotistes est le fait d’interpréter toute critique à l’égard de leurs propos ou de leurs méthodes comme une volonté de les bâillonner ou de les censurer.
Mais quelle est la différence entre l’esprit critique et la théorie du complot ? Car pouvoir critiquer le pouvoir est important... Est-ce le fait que, plutôt que de mettre en question la parole d’un gouvernement par exemple, ou d’avancer plusieurs explications en guise d’hypothèses, on va plus loin en offrant un récit explicatif englobant des évènements ?
C’est une question difficile. Ce qui est remarquable, c’est que les complotistes prétendent valoriser le scepticisme. Or, exercer son scepticisme est en effet quelque chose de sain, et il ne faut pas prendre les discours des élites et des gouvernants comme nécessairement vrais. Mais en pratique, dans les théories du complot, ce qui est appelé du scepticisme est une certitude absolue dans la thèse avancée. C’est un scepticisme dévoyé.
Une des hypothèses avancées dans nos travaux est que les gens qui adhèrent à des théories du complot partent souvent d’une conviction forte, ancrée dans quelque chose d’émotionnel : un ressentiment, une défiance envers les élites. On pense que l’on trouvera davantage de théories du complot auprès des gens régulièrement stigmatisés, se sentant minorisés. De ce sentiment naîtra un processus de raisonnement purement confirmatoire, c’est-à-dire qu’ils vont essayer de chercher toutes les informations possibles qui confirment leur croyance première, et permettent de donner sens à cette émotion. Ils traiteront donc toutes les informations à l’aune de cette émotion. Là aussi, on en arrive à une forme d’esprit critique dévoyé, alors que cet esprit critique - tout comme le discours scientifique - a pour principale caractéristique d’accepter l’incertitude et de ne pas donner plus de poids à une interprétation qui va dans le sens de nos hypothèses, qu’à une autre.
Le succès des théories du complot témoigne donc d’un problème de fonctionnement de nos démocraties, d’une société de plus en plus clivée et excluante…
Oui, le cœur de l’émergence d’une théorie du complot est la manifestation d’une défiance envers le pouvoir politique qui n’est plus vécu comme nous représentant, mais comme représentant des intérêts extérieurs à nous. Dire que l’on veut lutter contre les théories du complot est un combat perdu d’avance si on ne lutte pas contre cette espèce de défiance envers la démocratie représentative. La popularité des théories du complot est le symptôme de dysfonctionnements de nos démocraties.
Il ne faut cependant jamais se croire immunisé contre les théories du complot, soulignez-vous souvent.
On est souvent très dénigrant envers les complotistes, mais on ne doit jamais sous-estimer notre propre crédulité. Beaucoup de recherches à l’ULB montrent que quand on nous présente une information, quelle qu’elle soit, on a d’abord tendance à y croire. Pour douter, pour critiquer, il faut donc toujours aller à l’encontre de soi.
Voir aussi le blog d’Olivier Klein et ses billets consacrés à la "psychologie sociale du coronavirus" :http://nous-et-les-autres.blogspot.com ]
Nous avons déblayé le terrain des Fake News dans le chapitre 2.
Nous avons rencontré trois questions qui méritent d’être approfondies dans un chapitre 3
• Quelle est la différence entre l’esprit critique et la théorie du complot ?
• Et quid des publications scientifiques ?
• Quand le contenu d’un texte ou d’une vidéo nous surprend, nous interpelle, mais que l’on ne parvient pas à savoir s’il s’agit d’une théorie complotiste, comment réagir ? Quelles sont les questions à se poser ?
(Voir la suite au Chapitre 3 : Débat sur la vérité)