La Fleur et le Sang
Par Jacques Dochamps
Cinéaste
(article paru en 1994 dans la revue Survivance)
Le Chamanisme connaît depuis quelques années un indéniable engouement. Carlos Castaneda, en une série de livres, en a fait un mythe et, depuis lors, on voit régulièrement passer en Europe des "chamanes" de diverses origines qui nous proposent enseignements, cérémonies, guérisons...
Pour ceux qui sont attirés par ce sujet, reconnaître le vrai du faux est un véritable casse-tête tant tout est embrouillé, contradictoire, labyrinthique.
Depuis une quinzaine d’années, je fréquente, quand je le peux, ces "chamanes" de passage chez nous. J’en ai beaucoup appris ; mon esprit, à leur contact, s’est, je crois, élargi, mais j’ai souvent connu un sentiment de malaise, et parfois, de franches déceptions. Toujours le sens profond du chamanisme semblait se dérober ou être une illusion de plus dans le jeu des miroirs déformants de la spiritualité contemporaine. Aussi, ai-je été très intéressé quand j’ai fait la connaissance, il y a deux ans, de José Gualinga, un indien d’Amazonie équatorienne, d’une trentaine d’années. Celui-ci n’était pas en Belgique pour "vendre" du chamanisme d’une quelconque façon, mais pour des raisons hélas bien plus graves : pour sensibiliser l’opinion publique européenne - et si possible nos dirigeants et responsables - au drame des indiens d’Amazonie équatorienne, confrontés à l’avancée rapide et destructrice des compagnies pétrolières occidentales dans la forêt.
Incidemment, José m’apprit qu’il était fils de chamane, mais c’était un sujet dont il désirait apparemment peu parler - et il n’en fut guère plus question entre nous pendant près d’une année que je consacrai à écrire un scénario de film sur son arrivée en Belgique et sa vision de notre monde. J’eus l’occasion de me rendre, sans lui, dans son village en juillet 93. J’avais malheureusement peu de temps, étais sans José et ne parlais pas leur langue. Mais je pus loger quatre nuits chez les parents de José et enregistrer une déposition, en quechua, de son père - dont il me fut confirmé à plusieurs reprises qu’il était bien un chamane réputé. Il ne se passa rien de bien "castanédien" pendant ces quatre jours, sinon que je fis ma première expérience de la forêt amazonienne, un mélange difficilement explicable d’émerveillement, d’humilité et de peur obscure dont je ne suis pas encore tout à fait remis...
A mon retour, le projet du film avait muté, était devenu "Sang Noir" et la production démarra dans les semaines qui suivirent. Les paroles du père, qui constituent une des scènes-clef du film, amenèrent ce dernier sur un terrain plus "chamanique" que prévu. Et cette fois, José commença à me donner - au compte-gouttes - des éléments pour distinguer le vrai du faux et appréhender le sens profond du chamanisme.
D’une certaine façon, vivre à ses côtés pendant les quelques mois que durèrent la production et le tournage fut l’expérience la plus transformante et la plus révélatrice. José n’était pas un demi-dieu et ne cherchait aucunement à jouer au chamane. C’était un être humain avec comme nous des qualités et des défauts mais sa façon de passer à travers les évènements, de rester "centré" dans diverses tourmentes, et de retourner les situations à son avantage avait quelque chose qui me stupéfiait. Je compris peu à peu que le chamanisme n’était pas "simplement" le rapport avec les "esprits", au cours de cérémonies plus ou moins étranges, mais concernait notre rapport au monde dans sa totalité - et que nous étions tous acteurs dans la plus vaste et plus improbable des cérémonies qui puissent être, à savoir l’univers.
Le chamanisme, me disait en substance José, c’est comprendre que tout ce que nous voyons est un symbole. Lorsque nous parvenons à entrevoir la signification de ce symbole, nous pénétrons l’essence et le mystère du monde et de notre esprit. Le seul exercice que me conseilla José au cours de ces mois passés ensemble ressemblait plus aux recommandations laissées par Krishnamurti que toute la littérature sur le chamanisme que j’avais pu consulter. Il s’agissait de percevoir la nature et ses éléments (un arbre, un animal, un vol d’oiseau...) sans référence à tout ce qu’on pouvait en savoir mais dans la pure réalité de l’instant. Alors, peu à peu, me disait-il, tu pénétreras dans l’autre face du monde et la nature te "parlera". Ce seul exercice, on s’en doute, peut nous prendre des années mais peut se révéler, à terme, bien plus riche que le chemin incertain d’obscurs rituels.
Alors que pour les besoins du film, j’avais emmené José sur les rochers impressionnants de Roc la Tour (en Ardennes françaises), il m’expliqua que pour eux la forêt était comme un "palais de cristal, très brillant, très transparent" où l’on pouvait rencontrer les "êtres de la nature" (par exemple, l’être des guépards, ou des boas, ou des fleurs etc.) . Ces êtres, me disait-il, ne nous sont pas "supérieurs". Ce sont des "frères" avec qui nous aimons être et parler. C’était de cela que m’avait en fait parlé son père, lors d’une nuit à Sarrayacu. Avec l’avancée des pétroliers, les "êtres" disparaissaient. La forêt devenait morte et stérile et tout disparaissait également dans le monde "réel" : les plantes médicinales, les grands arbres, la terre qui donne l’agriculture etc. Mais le père prévenait : "La forêt est comme un souffle qui donne la vie, qui donne tout, pas seulement ce qu’on en utilise, mais qui donne aussi la force de notre esprit, de nos rêves et de nos pensées. Si tout cela est détruit, l’homme se fanera à tous niveaux et son esprit se dessèchera, s’atrophiera...".
Du plus haut des rochers de Roc-la-Tour, José m’expliqua que néanmoins tout n’était pas perdu... Parce que les "êtres" de la nature, en fait, ne meurent pas. Ils restent comme latents, absorbés dans la terre. Ils nous attendent et nous appellent. Nous pouvons reprendre contact avec eux. C’est notre responsabilité de penser à eux, de méditer, de regarder la nature avec des yeux neufs, d’agir autrement dans le monde-symbole qui est le nôtre, de traverser les jeux de miroirs...
Mais comment ne pas se faire piéger sur le chemin par ceux qui exploitent notre envie d’éveil, notre besoin de spiritualité ? Le vrai chamanisme, me disait José, est doux comme le parfum d’une fleur. Il doit éveiller le coeur, faire vibrer l’âme, rendre meilleur. Détourne-toi de ceux qui jouent avec les esprits, qui cherchent à impressionner, qui jouent sur la peur, la mauvaise conscience.
Après bien des hésitations, José accepta de donner un chant "sacré" pour le film. En voici quelques paroles :
"Les oiseau des canyons, des pics et des montagnes, se retrouvent,
Un arôme agréable et frais se sent dans les vallées,
plus loin que les montagnes, et s’étend partout.
Les oiseaux sont venus de tous côtés pour boire
le nectar des fleurs de milliers d’arbres-femmes.
Fleurs, fleurs, fleurs, fleurissez.
Le ciel se couvre d’oiseaux, des hirondelles arrivent,
les perruches d’or,
le colibri du soleil, les oiseaux les plus fins des hautes altitudes.
Moi je suis le petit homme qui chante et pense.
Ton corps et ta vie, en toutes ces choses, je les transforme..."
Ecoutez ce chant, que José accompagne d’une brassée d’herbes sèches. Ce chant vient jusqu’à nous du plus profond de la forêt amazonienne. Au coeur de cette forêt massacrée, entouré de la menace hostile des machines, des explosifs et d’une pollution abjecte, un vieil homme chante d’un arbre couvert d’oiseaux. Le monde est cet arbre et nous sommes ces oiseaux.
Puisse ce chant nous aider à rester dans le bon chemin.
Jacques Dochamps
Sur la photo, de gauche à droite, Skyhawk, José Gualinga et un ami, Charles Coocoo et Jacques Dochamps.