Les mutations qui sont en cours dans le monde, faut-il les voir avec effroi ou avec optimisme ? Je ne peux faire l’impasse sur cette interrogation qui émerge depuis un certain temps dans mon esprit, en ce mois d’août 2024, tandis que je suis en train de lire, à très petite dose, tellement c’est un choc de lecture, "Une vie bouleversée" d’Etty HILLESUM. De 1941 à 1943, à Amsterdam, une jeune femme juive de vingt-sept ans tient un journal. Le résultat : un document extraordinaire, tant par la qualité littéraire que par la foi qui en émane. Une foi indéfectible en l’homme alors qu’il accomplit ses plus noirs méfaits.
Refusant la clandestinité, elle consacre toute son énergie à aider et à réconforter les prisonniers au camp de transit de Westerbork, où elle part comme volontaire.
Partie le 7 septembre 1943 du camp de transit de Westerbork, d’où elle envoie d’admirables lettres à ses amis, Etty Hillesum meurt à Auschwitz le 30 novembre de la même année, à 29 ans.
Le journal d’Etty Hillesum, née en Zélande en 1914, connu un succès foudroyant aux Pays-Bas lors de sa publication en 1981.
Son Journal et ses Lettres de Westerbork ont été publiés en français. Ce sont de grands textes emplis d’intelligence spirituelle et d’un prodigieux élan vital.
Une vie bouleversée avec Etty Hillesum

Au printemps 1941, lorsqu’elle inaugure son journal, Etty Hillesum est une jeune femme juive de 27 ans, passionnée par la vie, au risque d’user celle-ci « jusqu’à la corde ». Et pourtant, elle décide de se poser, dans sa chambre, à son bureau, au 6 Gabriël Metsustraat à Amsterdam, pour écrire sur l’intime et sur cette « terrible époque ». Elle souhaite composer, comme l’on esquisse une estampe japonaise, avec une économie de mots dans un « espace inspiré ».
Son journal s’ouvre sur sa rencontre avec le psychologue juif allemand Julius Spier (1887-1942). Celui-ci devient son amant bien que fiancé de son côté. Elle-même n’est pas non plus la femme d’un seul homme. Au-delà de la passion amoureuse, leur relation est spirituelle. Spier est avant tout un « grand déchiffreur, grand chercheur et trouveur de Dieu. » (p.204) Elle lui doit ainsi d’avoir « appris à prononcer sans honte le nom de Dieu. » (p.202).
A partir du mois de mars 1942, des mesures restrictives sont imposées aux Juifs d’Amsterdam. Des lieux et des commerces leur sont interdits, comme l’utilisation du tram tandis que les bicyclettes sont réquisitionnées. Des conseils juifs sont mis en place dans les grandes villes, autant de « relais » contraints des décisions prises par l’occupant. Le 15 juillet 1942, celui d’Amsterdam engage Etty Hillesum. A ce titre, elle est envoyée, le 30 juillet suivant, pour la première fois, dans le camp de Westerbork. Ouvert en 1939 par le gouvernement néerlandais pour accueillir les Juifs étrangers, principalement Allemands, celui-ci est passé sous commandement allemand depuis le 1er juillet 1942. Jusqu’en septembre 1944, les quelque 100 000 Juifs néerlandais transiteront par ce camp avant d’être déportés vers la Pologne.
Etty Hillesum est bien consciente que la situation est grave. Elle rapporte ainsi ce qu’elle entend, ici ou là, sur ce qui se passe en Pologne ou encore en Allemagne. « De tous côtés se montrent les signes avant-coureurs de notre anéantissement (...) » (p.159) Et comme de nombreux amis, elle se prépare matériellement et psychologiquement à l’inévitable, le départ définitif vers Westerbork. Il faut s’aguerrir, se détacher des personnes et des lieux.
Dans ce monde insensé, Etty entre en résistance spirituelle. Elle confesse, malgré tout, sa foi en Dieu et en l’homme. A ceux qui, peut-être, lui demandent où se cache Dieu dans tout ça, elle répond qu’un tel chaos est le fait des hommes. Dieu est bien impuissant.
« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. » (p.175)
Elle rêve de paix après la guerre. « Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution. » (p.133)
Elle affirme que « la vie est belle pourtant ! » (p.221) Il lui reste toujours ce « petit cyclamen rose indien » à défaut d’un parc où se promener. Elle veut poursuivre cette célébration de la vie à Westerbork et se « planter au beau milieu de ce que les gens appellent des "atrocités" et dire et répéter : "la vie est belle". » (p.239) Cette vie, qu’elle aime tant, jaillit du plus profond d’elle-même.
Jusqu’au 5 juin 1943, Etty fait des allers-retours entre Amsterdam et Westerbork. A compter du mois de juillet 1943, elle prend le statut de détenue. Elle souhaite rester à côté de ses parents et de son frère Mischa, internés depuis le mois de juin. Spier est mort le 15 septembre 1942. Plus rien ne la rattache à Amsterdam.
A partir du mois de juillet 1942, Etty Hillesum envoie des lettres de Westerbork. Elle donne des nouvelles des uns et des autres, sollicite une aide matérielle pour améliorer l’ordinaire de son père notamment. Mais surtout elle décrit la vie dans le camp, rythmée chaque semaine par le départ d’un train vers la Pologne.
Dans une longue lettre, elle rend compte du convoi du mardi 24 août 1943. Elle doit garder une trace pour l’histoire. Habituée de la baraque hospitalière, elle s’applique à faire mémoire des plus fragiles du camp. Ils vont composer une partie des mille et quelques personnes sélectionnées ce jour-là. Un bébé, qui pleure, que la maman s’évertue à calmer en lui disant : « si tu n’es pas gentil, tu ne partiras pas en voyage avec maman ! » (p.327 ). Une jeune fille, partiellement paralysée, qui murmure : « Quel dommage, hein ? Dire que tout ce qu’on a appris dans sa vie n’aura servi à rien. » « Comme c’est difficile de mourir, hein ? » (p.326). Lioubotchka, une petite russe, bossue, dont la maman est morte d’un cancer quelques mois plutôt et qui voit sa jeune amie se préparer au départ, confesse aussi : « le Bon Dieu comprendra peut-être mes doutes dans un monde comme celui-ci ? » (p.329). Des soldats allemands, assistés de supplétifs juifs, veillent au bon déroulement des opérations. Une fois les wagons remplis, le commandant peut donner le signal du départ. « Voilà, c’est donc cela l’enfer ».(p.326) constate Etty, cette nuit-là.
En entendant les avions alliés à proximité, Etty, comme ses compagnons, espèrent qu’un jour ceux-ci bombarderont les voies ferrées pour enfin enrayer cette industrie de la mort. Mais tel ne sera jamais le cas, ni à Westerbork ni à Auschwitz.
« Cent mille de nos frères de race ont déjà quitté la Hollande et s’épuisent sous des cieux inconnus ou reposent en terre inconnue. Nous ignorons tout de leur sort. Peut-être en saurons-nous bientôt plus, chacun à son tour, car c’est aussi le sort qui nous attend, je n’en doute pas un instant. » (pp.338-339)
La dernière lettre, en date du 7 septembre 1943, est jetée du train qui emporte Etty Hillesum, ses parents, Louis et Rebecca, et son frère Mischa, vers Auschwitz. Etty serait morte le 30 novembre 1943.
Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Etty Hillesum, Éditions du Seuil, Points, 1995.
Un extrait de son journal
Au sujet de la vie infernale qu’elle décrivait dans le camp de Westerbork : "Je conçois qu’on puisse en faire un récit autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.
Mais la révolte qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement, n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits. Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale."
"La somme de souffrance humaine qui s’est présentée à nos yeux durant les six derniers mois et continue à s’y présenter chaque jour dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. C’est pourquoi l’on entend répéter autour de soi tous les jours et sur tous les tons : "Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, nous voulons oublier aussi vite que possible.” Il me semble qu’il y a là un grave danger. ....
"Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouvent, que notre peau et rien d’autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l’on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle. qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles intuitions. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes et dans nos cœurs un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances d’où nous puissions extraire une signification, cela signifie que notre génération n’est pas armée pour la vie.
Je sais, ce n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquise hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant ? (p. 264)
