Ricardo Romero, éducateur de rue, insiste : les jeunes qui se radicalisent sont une minorité.
Entretien Annick Hovine, LLB, le 1er février 2015
Agent communal, coordinateur général des éducateurs de rue à Schaerbeek, Ricardo Romero connaît particulièrement bien la réalité des quartiers populaires de cette commune de 120 000 habitants, dont 70% ont moins de 30 ans.
Prêcheurs de rue
A Schaerbeek, la question du radicalisme s’est posée, en septembre 2012, "de façon très surprenante" , explique l’éducateur de rue : des prêcheurs de rue ("street dawah") remettaient en question la foi pratiquée par les citoyens de confession musulmane sur le territoire belge et interpellaient les jeunes de façon agressive à proximité d’une mosquée, avec des discours comme : "Tu n’es pas un bon musulman, ce n’est pas la bonne foi, on te trompe, on te ment…"
"Hotline" avec la police
"Il y a eu une réaction extrêmement négative. Les parents avaient peur qu’ils embrigadent leur fils ou leur fille. Le plus grand risque, à ce moment-là, c’était que les "street dawah" se fassent lyncher par la population , explique l’éducateur de rue. Quand on a eu connaissance du problème, on a pris contact avec les mosquées, qui étaient désemparées, et avec la police. Une "hotline" a été mise en place pour avertir les autorités de la présence de "street dawah"."
Deux ou trois "olibrius du genre" ont sévi dans la commune. Mais trois mois plus tard, en janvier 2013, les premiers jeunes Schaerbeekois s’embarquaient pour la Syrie… "On était vraiment surpris et même un peu vexés. Généralement, l’éducateur de rue, c’est le premier au courant de tout, mais là, on n’a rien vu venir. Rien !"
N’empêche : "Ces jeunes qui se radicalisent, c’est vraiment une minorité. On a 85 000 jeunes à Schaerbeek. Il faut remettre ces départs vers l’Irak et la Syrie à leur juste proportion, qui est effectivement très faible."
Grosse propagande
Ricardo Romero travaille beaucoup sur la rhétorique du discours de propagande et notamment sur les vidéos qu’on trouve en tapant 19HH sur YouTube (lire Epinglé). "Ces films sont redoutablement bien construits et très costauds. Il y a un investissement très lourd pour tenter de recruter des jeunes avec des images de ce type-là. On peut donc constater l’énorme résistance et la résilience de la population par rapport à cette propagande. Très peu réagissent finalement. Si ces gens-là devaient vendre un produit lessiviel, ils auraient été mis à la porte depuis longtemps parce qu’ils ne changent pas les comportements des consommateurs !"
Redoutable 19HH sur YouTube
Vidéos. En France, la série de vidéos 19HH est le principal point d’entrée dans l’autoradicalisation, expliquait ’Le Monde’ en décembre dernier. Il faut dire que ces films sont orchestrés par Omar Diaby, alias Omar Omsen, un Franco-Sénégalais connu pour être l’un des recruteurs de djihadistes les plus efficaces.
Manipulation. Tout passe au travers de ces vidéos extrêmement manipulatrices : avec talent et mise en scène, on y expose l’origine de l’univers selon le Coran, aussi bien que de prétendus complots à l’encontre des musulmans. L’islam qui y est proposé est loin de la paix souhaitée par de nombreux musulmans, mais le succès de ces vidéos (certaines ont été vues des dizaines de millier de fois) continue d’inquiéter les autorités.
Référence. 19HH fait en fait références aux 19 terroristes impliqués dans le 11 septembre ; le double H H représentant graphiquement les deux tours. BdO
"Jouer à bataille, sourate contre sourate, c’est stérile"
Il faut prendre en compte le citoyen belge de confession musulmane pour ce qu’il est, dit l’éducateur de rue.
Comment les éducateurs de rue peuvent-ils intervenir dans ce contexte compliqué ?
Pour nous, il ne s’agit pas de poser un argument face à un autre argument. Sinon, c’est comme jouer à bataille : l’un prend toutes les sourates qui sont pour ; l’autre, toutes celles qui sont contre. On pose une carte chacun à son tour et on voit qui gagne. C’est stérile et on n’arrive à rien.
Que faire alors ?
Poser un acte éducatif, aider à comprendre le monde dans lequel on vit et renforcer son identité. Le jeune, il voit une image qui parle du musulman et il la prend pour lui. Parce que ça touche une faille identitaire ou une blessure morale - on peut l’appeler de différentes façons. Il y a une aspérité sur laquelle cette actualité peut se raccrocher.
Concrètement, comment agissez-vous ?
On travaille en amont, sur le renforcement de l’identité singulière et forcément multiple des jeunes qui sont belges, schaerbeekois, peut-être marocains, de telle ville, mais aussi élève, joueur de foot, supporter de tel club… On peut aussi travailler sur une distanciation par rapport aux informations qui circulent et se demander ce qu’on en fait. Pourquoi retiennent-ils tel élément et pas tel autre ?
Vous insistez sur le "vivre ensemble"…
C’est une priorité à Schaerbeek depuis vingt ans. C’est un travail de tous les jours. On prend en compte le citoyen belge de confession musulmane pour ce qu’il est. C’est vraiment important. Quand on encadre et qu’on organise la fête du Sacrifice pour que ça se passe bien, il se dit : ah, je compte, la commune s’occupe de moi. La prise en considération, au quotidien, du citoyen dans ce qu’il est vient renforcer l’identité et empêche l’accroche radicale. C’est important de travailler à des éléments qui contrebalancent les Zemmour et autres conneries.
Et face à des jeunes qui sont déjà radicalisés ?
On doit intervenir en amont. Ce n’est pas quand la personne est radicalisée que je peux réellement intervenir parce qu’à ce moment-là, elle est entrée dans une rhétorique très faible, mais très solide, comme dans les films de 19HH. Quoi que vous disiez, vous êtes alors dans la mécréance ou dans la manipulation. La rhétorique proposée à ces jeunes fait que la seule case qui est libre, c’est celle de la rébellion et de la croyance.
Vous êtes donc assez impuissant dans ce cas-là…
On peut y parvenir avec une personne qui est hautement légitimée par le jeune, qui peut avoir une influence sur lui et contourner sa rhétorique.
Qui peut être ce référent ?
N’importe qui : un éducateur, un imam, quelqu’un qui a, aux yeux du jeune, un message de vérité. On peut le croire ; s’il le dit, c’est vrai. Là, il y a moyen de travailler. Mais sans cela, c’est inutile : on retombe dans un débat stérile.