Une situation préoccupante
Il est indéniable que la Terre est entrée dans une nouvelle phase. Le rapport secret du Pentagone sur le changement climatique est à cet égard édifiant. La dégradation de l’écosystème ne permet plus de s’interroger sur la réalité des bouleversements à venir mais sur le terme de leur échéance.
Or ces catastrophes sont peut-être notre plus grande chance. Ne vont-elles pas enfin contraindre le monde politique et financier à bouger ? Déjà les compagnies d’assurances se réassurent entre elles, trop conscientes de la gravité de la situation. Si l’évolution de l’écosystème n’est pas leur préoccupation, le coût financier de sa détérioration l’est en premier lieu.
Ceux qui sont responsables de l’état catastrophique du monde d’aujourd’hui sont bien conscients que, dans leur intérêt, ils sont condamnés à changer leur mode de fonctionnement. Le monde de demain s’annonce éminemment instable et dangereux. La tension internationale liée au terrorisme est la conséquence d’une politique menée par des pays convaincus de leur hégémonie tant sur le plan stratégique que financier. Fondé sur une hiérarchie technocratique, dominé par des décideurs soumettant une base contrainte à obéir, le système politique, économique et social tel qu’il est ne fonctionne plus. La crise financière en est la plus flagrante démonstration. Les hommes politiques ont perdu en partie la crédibilité qui était la leur. Des bouleversements sans précédent sont en marche. (…)
Parce qu’elle a tenté l’expérience d’une croissance à l’infini, la modernité va vers sa propre destruction. Parce qu’une partie de l’humanité a choisi le paraître en place de l’être, elle a pris le risque de disparaître. Pas un secteur qui n’ait été touché. Médecine, architecture, agriculture, culture, tout ce qui autrefois pouvait incarner une forme de bon sens, d’intelligence bienveillante a littéralement été détourné de son but premier qui était de servir la vie, non de l’asservir.
Je fais partie de ceux qui voyagent à travers le monde, passant d’un continent à l’autre, où je rencontre des êtres de différentes cultures et traditions, aussi bien des religieux que des scientifiques, des universitaires, des chercheurs.
En 2005, un colloque a rassemblé à Tokyo mille sept cents d’entre eux venus des universités du monde entier pour faire le point sur le présent et l’avenir des religions. Toutes les interventions soulignaient l’importance d’un dénominateur commun : l’humanité. Une humanité qui aspire à une spiritualité universelle loin des dogmes et des carcans.
Cette même année, j’ai assisté à Johannesburg, en Afrique du Sud, à la rencontre de quarante-deux pays africains qui, dans leur diversité religieuse - animiste, chrétienne (protestante et catholique), musulmane, hindouiste -, sont parvenus à la même conclusion : l’Afrique ne pourra se sauver que par un retour à une conscience universelle liant hommes et femmes dans un même élan fraternel. Seule l’énergie de la foi et de la spiritualité pourra faire évoluer ce continent, loin des conflits ethniques ou d’intérêts politiques et financiers.
Des millions d’êtres humains semblent aspirer à un profond changement. Le commerce équitable se répand, et de nombreuses associations d’échange voient le jour dans plusieurs pays tels que la France ou la Suisse, où l’on peut troquer une heure d’informatique contre une heure de cuisine. Des sondages aux États-Unis, en Europe démontrent que la population est prête à gagner moins d’argent pour vivre dans une harmonie plus grande avec la nature. Aurons-nous la maturité pour cela ? Ou faudra-t-il encore attendre d’autres catastrophes pour nous faire réagir ? Laisserons-nous nos enfants, nos petits-enfants avoir ce courage que nous n’avons pas eu ?
Il me semble que la renaissance d’une conscience planétaire est en marche. Des millions d’êtres humains aspirent à un changement, même si de nombreux obstacles les empêchent de s’exprimer et de communiquer. Des sondages faits aux États-Unis et dans la Communauté européenne corroborent ce propos. Nos contemporains souhaitent un changement profond, même si peu d’entre eux osent encore le dire. Mais tôt ou tard la vérité émergera, les gens se découvriront d’un continent à un autre, d’une campagne à une autre : un jour ils réaliseront que leurs pensées convergent, et leur désir de changement précipitera les choses.
Cette nouvelle conscience à venir relève du cercle.
Non plus un sommet qui décide et une base qui exécute, mais un nouveau rapport entre les hommes, fondé sur une conscience commune, unificatrice, responsable, symbolisé par la figure du cercle : une circonférence d’où chacun s’oriente vers le centre occupé par la vie elle-même. Lieu d’échange entre tous les hommes, chacun de nous peut y puiser en fonction de ce qu’il a lui-même apporté.
La conscience grandit au fur et à mesure que les catastrophes se multiplient. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de notre époque. Cela concerne un petit groupe, qui deviendra une communauté avant de toucher une multitude d’individus à travers le monde, imposant un changement à la manière d’une évidence.
Ainsi toutes ces catastrophes portent-elles le germe d’un nouvel avenir. "Patiente et fais patienter, disait mon père, peut-être ce qui est amer aujourd’hui deviendra doux demain …"
Car la fin des temps, c’est aussi l’annonce d’une nouvelle naissance. Nous nous enfonçons dans la nuit et l’aube n’est pas là. Mais plus nous pénétrons la noirceur des ténèbres, plus la lumière approche. Alors comment la craindre ? Ne faut-il pas au contraire la provoquer au plus vite, elle qui est porteuse d’une espérance inéluctable ? Le tsunami qui a eu lieu en 2004 a été l’une des plus grandes catastrophes naturelles de l’Histoire, mais elle a suscité un élan international sans précédent : pour la première fois les dons ont été supérieurs aux besoins.
Les hommes et les femmes pratiquant une spiritualité authentique savent bien qu’une ère de bonheur succédera à l’actuel chaos du monde contemporain. Encore faut-il que l’humanité soit gagnée par cette folle espé" rance et l’appelle de toute sa conscience. Certes, elle est à venir mais elle est à construire.
La construction de l’avenir
(…)
Quel sera l’homme de demain ? N’est-ce pas celui qui, avec bon sens, aura trouvé l’équilibre entre rationalité et spiritualité, raison et intuition ? La première permet l’ordre. Grâce à elle, je marche sur la route, suivant les reliefs qui se présentent à moi. C’est un parcours de vie. La seconde est liée à l’amour, avec elle je ne marche plus, je vole, tant elle relève du domaine de l’Esprit, et donc de l’invisible. La raison respecte les règles de vie, l’intuition les dépasse. L’harmonie ne réside-t-elle pas dans une subtile conjugaison des deux, puisque s’ enfermer dans l’une c’est faire périr l’autre et inversement ?
Je ne crois pas aux révolutions d’autrefois mais à une nouvelle conscience qui habitera les hommes dans leur diversité cultuelle, philosophique, raciale ou religieuse. Nous ne pourrons changer les choses qu’en améliorant notre monde intérieur.
Chacun, chacune d’entre nous doit désormais prendre conscience de son pouvoir d’action, de ses engagement profonds et de ses responsabilités. Dans un monde en pleine mutation, où les crises énergétique, écologique, financière, alimentaire et morale créent angoisse et désarroi, nous avons le devoir de penser un nouveau projet humain caractérisé par une vraie solidarité. Comment vivre demain sur la Terre avec neuf milliards d’individus ? C’est un poids que notre planète n’a jamais porté. Qu’en sera-t-il de l’eau, de l’énergie, de l’alimentation ? Chaque personne ne peut se définir que dans son rapport à la communauté humaine, dans l’ouverture et l’acceptation de l’autre. Il nous faut revenir à l’ esprit d’unité, à la symbiose entre l’esprit et la raison, et passer de la culture du « je », individuelle et égoïste, à la culture du « nous », qui unit et rassemble. (…)
Où sont-ils, les musulmans attachés à la lumière du Prophète, capables de s’attendrir sur ses créatures, acceptant toutes les confessions et tous les peuples, sans distinction de race, les accueillant avec l’œil de Dieu comme des créatures divines à respecter ?
Pourquoi les femmes...
Lors de la rencontre interreligieuse en Afrique du Sud que j’ai évoquée, le débat fut ouvert par un animiste. Une partie de l’assemblée s’est montrée contrariée. Mais l’animisme existait bien avant l’islam. Beaucoup de femmes participaient à cette rencontre et nous sommes allés ensemble faire la prière du vendredi. Or, avant d’arriver à la mosquée, les cars se sont arrêtés et il a été demandé aux femmes de descendre pour faire leurs ablutions. Puis les cars sont repartis. Et, à ma grande stupeur, la prière s’est déroulée sans elles. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas faire la prière avec les hommes alors que nous étions tous réunis pour ce colloque ? De quel droit interdirait-on à l’homme et à la femme de prier côte à côte puisque au pèlerinage de La Mecque le tour de la Kaaba s’effectue ensemble ?
Quel est l’avenir de nos femmes ? J’affirme que nous offensons nos femmes et que nous les rabaissons. Nous ne leur donnons pas leur véritable valeur. Et d’être ainsi humiliées, elles nous déprécient à leur tour. Le problème de la femme dans la société islamique restera insoluble si nous refusons de considérer son rôle précieux et véritable, si nous ne lui rendons pas son droit et sa dignité. L’homme et la femme sont unis par un secret seigneurial. Le premier ne peut atteindre à la perfection que par l’existence de la seconde, et inversement. Il est dit que la femme fut créée du côté gauche de l’homme. Là où siège le cœur. C’est évidemment un symbole.
Le problème de la femme est l’un des plus urgents à prendre en considération et il n’est pas seulement le fait des sociétés musulmanes mais de toutes les sociétés, y compris occidentales. Si elle y jouit de toutes les libertés, elle demeure un objet marchand dont le corps n’est rien d’autre qu’un produit d’appel au service du marketing. Si la modernité a libéré la femme, elle n’a pas résolu la question de sa véritable place. Restera-t-elle objet des désirs et des fantasmes masculins ou deviendra-t-elle terre de stabilité et de fécondité pour la quiétude des âmes ?
Certains fondamentalistes vont jusqu’à interdire le droit à l’enseignement et au savoir sur lequel l’islam a toujours insisté. « Allez chercher la science jusqu’en Chine ! » souligne un hadîth, quand un autre affirme : « Le savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane. »
L’avenir de l’islam est notamment entre les mains de la femme musulmane. C’est elle qui peut faire évoluer la société autant que causer sa décadence. Je l’invite à demander les droits que Dieu et le Prophète lui ont donnés et qui lui ont été volés par une société musulmane rétrograde. Je l’encourage à connaitre, par elle-même, l’histoire du statut de la femme au travers des textes sans attendre que ce soit l’homme qui la lui enseigne. Le temps est révolu de traiter les femmes de façon inégale, et de leur demander de porter le plus lourd fardeau au sein des sociétés aussi bien orientales qu’occidentales. Si l’on bâtit une mosquée en y omettant la place de la femme, ce n’est pas une véritable mosquée.
Je suis inscrit dans une réalité, l’autre aussi. Nos réalités sont parfois complémentaires, parfois divergentes selon les intérêts de chacun. Mais quand bien même l’autre serait le contraire de moi-même, il participe de mon existence. Chaque être est comme une lettre de l’alphabet : elles ne font sens que reliées entre elles pour conjuguer le verbe, soit la connaissance et l’amour. C’est lorsque j’accepte de me relier à l’autre que je deviens une réalité pensante. Alors, il est clair que les contraires sont nécessaires en ce qu’ils sont complémentaires. Un tel principe appliqué au monde permet à la société de se construire. Ma différence, en complétant celle de l’autre, devient une possibilité d’action. Ma spécificité ne nie pas celle d’autrui, mais l’augmente, chacun s’enrichissant de la différence de l’autre, et nourrissant ainsi cette tradition de fraternité humaine si précieuse au soufisme, et garante du dialogue. C’est notre devoir d’êtres humains de perpétuer cette culture, cette mémoire, et cette spiritualité qui nous a été transmise, et dont nous sommes les garants et les transmetteurs.
(...)
Il est indispensable que nous revenions à cette sagesse millénaire parce qu’elle est facteur d’équilibre et de paix aussi bien individuellement que pour la société humaine tout entière dans la gestion de ses conflits. Nous avons besoin de faire une pause et d’accomplir l’inventaire de ce qui, depuis des siècles, a construit la conscience humaine.
Nous n’avons pas d’autre choix que de revenir à ces valeurs, à les défendre, à les vivre, quitte à tourner le dos au monde. Car c’est œuvrer pour l’unité, celle de l’être et du monde.
(...)
Nul doute que ces hommes et ces femmes, qui partagent cette même espérance quel que soit leur horizon, finiront par se lever pour cheminer ensemble. Ils proclameront le pardon d’une humanité renaissante, ils comprendront enfin que leur nature est par essence divine, que leur bonheur et leur jouissance se situent dans le dépassement de l’ego vers un retour à Soi. La spiritualité authentique appelle à de nouvelles prises de conscience toujours plus hautes. La voie de la méditation éveille en nous jour après jour ce mouvement qui nous relie au centre, soit le point de force où toutes les réalités séparées s’unissent pour converger. Alors tout s’apaise. Les passions déchirantes de nos désirs elles-mêmes s’éteignent pour faire face à un nouveau monde plein d’enthousiasme et de complexité.
(Extraits du livre "La fraternité en héritage, Histoire d’une confrérie soufie", Cheikh Khaled Bentounès, Albin Michel, 2009, pages 165 et sv.)
(C’est moi qui ai souligné certains passages en brun. M. S.)