extraits d’un article de Bosco d’Otreppe
Publié dans La Libre le 08-04-2024
Dans le dernier numéro de la revue "En question", Gaël Giraud, jésuite, économiste, directeur de recherche au CNRS et collaborateur au ”Centre Avec" (association d’analyse sociale et d’éducation permanente fondée par les jésuites à Bruxelles) s’inquiète de la tribalisation de la société belge.
Il appuie son analyse sur les conclusions de l’enquête “Noir Jaunes Blues 5 ans après” [1] qui évoquait l’attrait de nombreux Belges pour le retour d’une gouvernance autoritaire capable de “remettre de l’ordre”. Il interroge les causes profondes de cette lassitude démocratique.
1. Qu’est-ce qu’une société tribale ?
Du tribal émerge au sein d’une société dès lors que nous croyons que notre relation aux autres s’organise autour d’un partage entre amis, qui nous ressemblent, et ennemis qui nous menacent, et que nous envisageons que ce qui lie notre “tribu” n’est pas tant le débat démocratique que la tradition, l’autorité et le charisme d’un chef. [2]
Une société tribale place donc la tradition et l’autorité en tête de ses valeurs ?
Oui, dans le sens où le recours à l’autorité, à l’ordre en place, justifie que l’on ne débatte plus des règles pour aborder les grandes questions de l’allocation des ressources, des contre-pouvoirs… Le leader charismatique a pour rôle d’interpréter cette tradition et de veiller sur elle. Aux États-Unis, la journaliste Isabel Wilkerson a publié en 2020 un ouvrage intitulé Caste : The Origins of Our Discontents. Elle y décrit la société américaine comme une société de castes, qui n’est autre qu’une société tribale. Je crains que nous suivions une pente comparable en Europe.
2. En quoi l’enquête “Noir-Jaune-Blues” [3] évoque-t-elle une tribalisation de la société belge ?
Cette enquête, que nous analysons dans le dernier numéro d’En Question, suggère que seuls 18 % de la population aspirent à fonder une société ouverte alors qu’une majorité de nos concitoyens revendiquent les ingrédients du tribal : l’appel à une gouvernance autoritaire et une vision du monde peuplée d’ennemis hostiles, face auxquels la violence est tolérée. Le seul élément que l’on y retrouve moins, en tout cas en Wallonie, est une vision réactionnaire faisant appel à un âge d’or passé. Cela souligne la plasticité du concept de tribalisation qui n’est pas synonyme de réaction. (...)
Dans une société qui se déchire, le recours à des solidarités tribales est un réflexe largement partagé et parfois compréhensible. Il ne sert à rien de blâmer des personnes qui, plongées dans une grande précarité sociale, ont pour ultime ressource les solidarités locale, familiale, communautaire, de quartier… Pour autant, quand ce réflexe devient systématique, il est très dangereux. C’est le cas lorsqu’on utilise l’argument écologique pour promouvoir l’avènement d’un pouvoir autoritaire. Je suis d’ailleurs absolument convaincu que c’est davantage de démocratie qui permettra de faire face aux enjeux climatiques. Les chemins d’une décarbonation juste et finançable de nos économies européennes sont connus. L’Institut Rousseau, que je préside, vient de présenter un rapport sur cette question devant le Parlement européen. Il reste cependant à ce que l’on se mette d’accord sur l’échéancier des réformes, leur financement en fonction des besoins spécifiques de chacun. Cela, seule la démocratie le permet.
3. Quelles sont les causes profondes de ce souhait de tribalisation ? Vous évoquez “la sécession d’une partie des élites de masse”. Que voulez-vous dire ?
C’est une notion que j’ai découverte chez l’anthropologue français Emmanuel Todd, et qui est désormais partagée par beaucoup d’observateurs. Dans de nombreux pays européens, depuis 25 ans désormais, un tiers de la population des 15 ans et plus possède un diplôme de l’enseignement supérieur. C’est le cas en Belgique, selon Statbel, alors que 55 % d’entre nous ont un diplôme de l’enseignement secondaire, et 14 % de l’enseignement primaire. Situation inédite : 30 %, c’est bien davantage que les 10 % d’il y a cinquante ans, et cela permet à cette couche sociale de pouvoir vivre dans l’entre-soi. Il y a cinquante ans, lorsque Jean-Paul Sartre disait qu’il “ne faut pas désespérer Billancourt”, il reconnaissait faire partie de la minorité des plus éduqués et acceptait son devoir de composer avec l’ensemble du corps social, y compris les ouvriers de l’usine de Billancourt. Aujourd’hui, le tiers “éduqué supérieur” constitue une “élite de masse” capable de vivre dans une forme d’endogamie. Ces personnes-là – vous et moi – ne rencontrent, échangent, travaillent, se marient généralement qu’avec des gens de ce tiers supérieur. Plus encore, c’est ce dernier qui contrôle grosso modo la plupart des lieux de pouvoir et d’influence dans la société : le politique, l’économie et la finance, les médias, la sphère culturelle… (...)
En définitive, ces différentes couches sociales se croisent de moins en moins, alors que les moins favorisés ne se sentent plus du tout représentés par la majorité des médias. D’où le succès des médias et des partis d’extrême droite qui, cherchant à s’adresser à eux, jouent à leur tour sur cette tribalisation, le ressentiment et la peur de l’autre. Face à cette réalité, l’un des principaux leviers nous semble donc de restaurer le système éducatif, pour réactiver l’ascenseur social.
4. Une deuxième cause de cette tribalisation est la politique de privatisation (Proximus, Bpost…) qui engendre une “féodalisation” de la société, écrivez-vous…
La “féodalisation” de la société est un concept développé par le juriste Alain Supiot dans son très riche ouvrage intitulé La gouvernance par les nombres. Ce qu’il dit, et qui nous semble très juste, est que la privatisation et la marchandisation de tout ce qui constitue notre société finit par déchirer le lien social. Dans le même temps, si vous supprimez les services sociaux, vous réinstaurez la nécessité de renouer avec des relations féodales de vassalité.
Par exemple ?
Une relation de féodalité s’instaure notamment au sein d’une entreprise qui bafoue le droit du travail. L’employé va donc y chercher la protection d’un salarié “puissant” qui bénéficie des bonnes vues du patron. De même, dans la société, lorsque l’État de droit est mise à mal. Ce sont des réflexes universels qui réinstaurent des pratiques mafieuses au sein de nos sociétés.
5. Plus globalement, on aboutit donc à ce qui est à vos yeux un paradoxe ultime : en démantelant les structures publiques au nom du “post-libéralisme”, on en arrive à souhaiter un régime public autoritaire capable de remettre de l’ordre dans un tissu social déstructuré.
Ce diagnostic fut déjà posé par le grand économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964). Quand vous privatisez la terre, le travail et la monnaie qui sont les trois biens fondamentaux, écrivait-il dans les années quarante, vous déchirez le lien social. Or, comme nous l’avons dit, dès que l’on déchire le lien social, le premier réflexe est la reconstitution de solidarités tribales pour survivre, puis l’appel à une solution autoritaire étatique pour remettre de l’ordre face à la violence sociale qui grandit. C’est comme cela que Polanyi comprit l’adhésion d’une grande partie des Italiens au fascisme, et des Allemands au nazisme.
6. Vous évoquez le post-libéralisme qui a rompu avec le libéralisme (qui n’avait pas pour ambition initiale de marchandiser et de privatiser tous les aspects de notre existence). Face à ce risque de la tribalisation, y a-t-il un enjeu philosophique ? Faut-il amender la conception que nous avons de la notion de liberté ?
La conception de la liberté qui s’est imposée ces cinquante dernières années confond la liberté avec la possibilité de consommer. Mais pouvoir consommer, ce n’est pas être libre. Cela revient à réduire la liberté à la satisfaction de pulsions. La véritable liberté citoyenne, au contraire, est celle de pouvoir contribuer à des biens communs.
C’est-à-dire ?
Les communs sont des ressources qui sont partagées de manière démocratique par une communauté. En Italie par exemple, des communautés énergétiques voient le jour : on réunit un peu d’argent pour investir dans des panneaux solaires et partager l’énergie qui en découle. C’est aussi le cas pour l’eau dans de nombreux pays du sud. Les communs invitent non à supprimer la propriété privée mais à la limiter, car elle n’a pas pour vocation de tout absorber. Ils sont une troisième voie entre privatisation et étatisation. Ils permettent de ne pas être uniquement des consommateurs, mais d’être partie prenante de ressources partagées qui permettent de tisser des liens entre citoyens.