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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Milo Rau restitue la force d’ "Antigone" en pleine Amazonie
Article mis en ligne le 27 juillet 2023

"Au Festival d’Avignon, Milo Rau place Antigone au cœur du capitalisme sauvage
Milo Rau fait de la fable antique un vibrant appel à la défense de la forêt amazonienne et de ses habitants.
La beauté brute de ses vidéos, le jeu puissant des acteurs (et des amateurs), la musique lancinante et la force de son sujet emportent le public.
Avec « Antigone in the Amazon », le metteur en scène suisse dénonce la déforestation et la répression des activistes brésiliens dans un spectacle magistral, ovationné lors de sa première représentation à Avignon." (Le Monde, 17 juillet 2023)

"En plaçant au centre de sa représentation le sacrifice d’une forêt amazonienne démantelée par un capitalisme qui déforeste à tour de bras le poumon vert de la planète, le créateur convoque au cœur de la cité des Papes la lucidité et son corollaire, la résistance. En toute logique, il associe à la lutte d’activistes brésiliens, membres du Mouvement des sans-terre (MST), le combat d’Antigone, héroïne tragique condamnée par le roi Créon pour avoir voulu enterrer son frère Polynice, considéré comme traître et condamné à demeurer sans sépulture.

avec Antigone in the Amazon, cet artiste d’une rare puissance intellectuelle, dramaturgique et scénographique bascule de la fin de vie de l’individu (l’euthanasie ou le suicide) à celle, redoutée, de l’humanité entière. Un changement de focale opéré de l’Europe vers l’Amérique latine, et voici que l’intime accède à l’universel

L’imbrication du théâtre et du cinéma est la marque de fabrique de Milo Rau, qui décuple l’impact de son geste par une musique interprétée en direct par un guitariste narrateur (Pablo Casella)."

(Le Monde, Joëlle Gayot - Avignon, envoyée spéciale )


Milo Rau montre l’actualité de Sophocle, dans la lutte du Mouvement des sans terre et des sociétés indigènes face à l’agro-business qui ravage la forêt.
(Entretien de Guy Duplat avec Milo Rau)

Milo Rau est un grand metteur en scène suisse, un des plus influents en Europe, mais il est aussi cinéaste, essayiste et activiste, et il a créé ce 13 mai 2023 à Gand, Antigone in the Amazon. Le spectacle ira ensuite au prestigieux Wiener Festwochen que Milo Rau va diriger à partir de cet été.
Dans une tournée internationale, le spectacle se joue aussi cet été au Festival In d’Avignon.

Milo Rau, qui dirigeait le NTGent depuis 2018, a signé de nombreux spectacles qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Il est l’auteur de pièces bouleversantes comme La Reprise et Five Easy Pieces où des enfants rejouaient l’Affaire Dutroux.
Antigone in Amazon est le troisième volet de sa trilogie sur les grands mythes antiques de l’humanité après Oreste à Mossoul et The New Gospel.

Chez Milo Rau, art et politique vont de pair : le metteur en scène, qui présente "Antigone en Amazonie" au Festival d’Avignon, voit cette pièce comme "un acte de solidarité" avec les paysans sans terre au Brésil.

Le point de départ de cette création a été une performance en Amazonie, dans l’Etat de Para (nord du Brésil), où lui et son équipe ont reconstitué en avril un massacre en 1996 de militants du Mouvement des paysans sans-terre (MST) lors d’une marche pour la réforme agraire.

En 2019, nous tournions au Brésil avec plusieurs de nos spectacles. Bolsonaro dirigeait alors le pays. Et nous avons subi une vive contestation de l’extrême droite parce qu’on évoquait des thèmes comme l’homosexualité et le postcolonialisme. Le Mouvement des sans terre (le MST) est alors venu nous voir, c’est un immense mouvement, grand comme la Belgique, avec deux millions de familles, une sorte de Nation dans la Nation. Il manifeste pour que se réalise enfin une réforme agraire annoncée dès les années 60 et jamais réalisée. Et c’est cette campagne qu’on va appuyer.
Au Brésil, il y a encore, comme du temps de la colonisation, 1 % de la population qui possède la moitié des terres du pays. Le MST m’a proposé de travailler avec eux. Ils avaient perdu en 2009, Augusto Boal (1931-2009), grand nom du théâtre de la libération. On a alors décidé de monter l’Antigone de Sophocle, car il y a en Amazonie un conflit comme celui qui ouvre la pièce antique, entre les sociétés traditionnelles et la société capitaliste, un affrontement entre la sagesse traditionnelle et le turbocapitalisme mondial. Comme Créon qui interdit au nom de la “raison d’État”, qu’Antigone enterre son frère.

Vous avez coupé la route qui traverse l’Amazonie...

Nous avons été, le 17 avril dernier, avec le MST, sur la Transamazonienne qui traverse la forêt, là où il y a eu en 1996 un massacre contre des manifestants du MST. Une vingtaine de personnes sont mortes. On a bloqué la route et on a reconstitué le massacre. En parallèle, on y a tourné des scènes du spectacle avec un chœur formé de militants du MST survivants du drame. On verra au spectacle, sur de grands écrans, et en dialogue avec les acteurs sur scène, le spectacle d’Antigone en train d’être créé, le making of, comme on l’a fait avec la pièce Oreste à Mossoul.
Le matin de la reconstitution, la police fédérale est arrivée avec une lettre nous interdisant de bloquer l’autoroute sous peine de 20 000 euros par heure de blocage. Il y eut alors un moment magique : les femmes du MST ont parlé avec la police et leur ont expliqué que c’était une mise en scène pour tout le peuple et qu’il s’agissait aussi de leur mémoire et de leur futur. Et la police nous a alors aidés à bloquer la route pendant trois heures !
Mais, dès le lendemain, il y a eu une campagne de haine contre la pièce, disant – à tort – que cela ne s’était pas passé en 1996 comme ça, une campagne d’extrême droite sur les réseaux sociaux (avec 40 millions de vues en une semaine !). Une pétition a été lancée par des colonels de l’armée contre notre projet.

"Des parlementaires, des généraux dans l’armée et de l’agro-industrie ont réclamé l’interdiction de la pièce au Brésil ; or à ce stade, il n’y avait pas de pièce !" fait-remarquer. Milo Rau.

"C’était émouvant, cathartique et un bel acte de solidarité que de montrer la souffrance de ces gens", dit-il, en référence aux paysans sans-terre.

"Si la réalité est choquante, pourquoi l’art ne devrait pas l’être ? Si on a tué des gens en Amazonie, pourquoi ne pas le montrer ?", demande le directeur sortant du NTGent (à Gand, Belgique) et directeur désigné du festival de Vienne (Wiener Festwochen).

La reconstitution du massacre, qui a été filmée, ne sera visible que sur vidéo. Si l’Antigone de Sophocle dit non à son oncle Créon, l’Antigone amazonienne, elle, dit non à la destruction de la plus grande forêt tropicale de la planète.

Sur écran, la militante autochtone, Kay Sara, incarne Antigone aux côtés d’un choeur composé de survivants du massacre et de leurs familles.

Sur scène, deux acteurs de la NTGent et deux comédiens brésiliens expliquent le making of de la pièce et les enjeux éthiques derrière ce travail, tout en incarnant plusieurs personnages de la pièce de Sophocle.

Milo Rau est aussi allé plus loin en lançant un manifeste qui appelle au boycott de tous les produits des acheteurs d’Agropalma -important producteur d’huile de palme- et d’autres grands trusts agroalimentaires.

Le manifeste, baptisée "Déclaration du 13 mai", a été signé notamment par le prix Nobel Annie Ernaux et l’intellectuel Noam Chomsky.

"Nos lapins en chocolat et notre Nutella du matin sont à l’origine de violations de droits humains, d’accaparement de terres et de destruction du monde vivant", lit-on notamment dans le manifeste.

La pièce voyagera en Australie, en Asie, en Amérique du nord et sud.

Depuis sa fondation au début des années 1980, le Mouvement des paysans sans-terre lutte pour une distribution plus équitable des terres agricoles. Leurs méthodes sont parfois controversées, avec notamment des occupations de terres appartenant à l’Etat ou à des fermiers. Des militants mènent également des campagnes contre les monocultures ou pour la préservation des forêts.

C’est "une sorte d’utopie et j’espère que la pièce contribuera à mieux le faire connaître", affirme Milo Rau.

On détruit aussi notre avenir en détruisant la forêt, le poumon vert de la Terre...

On a beaucoup parlé de cela avec le grand écrivain et philosophe indigène Ailton Krenak qui joue dans la pièce le rôle de Tirésias, le devin. [1] Ces peuples indigènes défendent la forêt. Il est très beau de voir que le MST, qui était au début opposé aux indigènes puisqu’on lui avait dit qu’il pourrait prendre les terres reprises à la forêt, s’est ensuite uni aux peuples indigènes. Ils ont le rêve d’une Amazonie indépendante, un jour.

Le retour de Lula au pouvoir redonne l’espoir ?

Sônia Guajajara, activiste autochtone influente, a pris la tête du nouveau ministère des Peuples indigènes et est la première ministre indigène. Comme Krenak, elle est désormais entendue et il y a de nouvelles lois. Mais, en même temps, l’agro-business est assez intelligent pour utiliser des mots comme “durabilité” tout en continuant comme avant. C’est pour cela qu’on lancera une campagne le 13 mai, avec le MST et d’importantes ONG internationales, contre les grandes entreprises multinationales qui exploitent la forêt et qui ont inventé des certificats pseudo-écologiques, pseudo-durables, et qui s’enrichissent sans vergogne sur l’abattage de la forêt amazonienne, les populations locales et mondiales pour produire l’huile de palme, le soja ou le biodiesel. Notre campagne dira qu’il faut arrêter ce green washing, qui ne sert qu’à perpétuer les mêmes pratiques néolibérales alors qu’il faut changer notre rapport à l’agriculture et réaliser la réforme agraire. La campagne démarrera ce 13 mai, le jour de la première de notre Antigone, jour anniversaire aussi de l’abolition de l’esclavage, du début de Mai 68, et du début de la manifestation de la place Tiananmen à Pékin. Deux semaines plus tard, nous serons au Burgtheater, à Vienne, pour jouer Antigone et présenter des nouveaux produits vraiment biologiques, coopératifs est humains.

Les tragédies grecques restent très actuelles ?

La tragédie grecque s’actualise bien dans cet Antigone en Amazonie comme j’ai voulu actualiser le Nouveau Testament dans mon film The New Gospel tourné à Matera, au sud de l’Italie avec des immigrés sans papier et un Jésus noir.
Mettre en scène Antigone en Europe eut été un peu absurde, car c’est un conflit entre la société archaïque et la société moderne. Et, en Europe, la société traditionnelle n’existe plus depuis 500 ans alors qu’en Amazonie, elle a résisté. Ailton Krenak dit une très belle chose : “Nous, nous n’avons pas peur de l’Apocalypse, car nous vivons dans l’Apocalypse depuis 500 ans. J’ai peur pour vous parce que vous ne connaissez pas l’Apocalypse.”

Vous avez souvent dit que le théâtre ne doit pas représenter le monde mais le changer...

Il était important qu’il y ait un Jésus noir et maintenant une Antigone indigène. Mais j’ai voulu à côté de cela, lancer des campagnes. On a créé une chaîne de distribution des tomates qui a permis de donner des papiers à des centaines d’immigrés au sud de l’Italie et on veut aider avec notre campagne auprès du MST à construire comme un petit système dans le système, qui sera prêt quand l’État capitaliste disparaîtra. Je pense que les chaînes de distribution mondiales, les transnationales, vont se défaire dans les 20 à 30 ans à venir. On ne peut plus seulement critiquer ce qui se passe, il faut préparer le futur. Et on peut apprendre des indigènes et du MST.

Vous avez dit que “la philosophie de la nouvelle ère viendra des forêts, des favelas, et des banlieues”.

Un système comme le nôtre a produit une pensée catastrophique depuis 2000 ans. La Bible le prédisait déjà. Et Antigone dit, depuis 2500 ans, des choses qui nous concernent. Tirésias annonçait déjà ce qui se passe aujourd’hui en Amazonie et comment la nature est détruite par l’homme. Ces mouvements en marge, ont une pensée pour survivre à l’Apocalypse, pour avoir un autre lien à la Terre. On est un peu comme on était en France dix ans avant la Révolution française où fleurissaient des petits cafés, des petites utopies qui, à un certain moment, ont fait la démocratie.

Pourquoi quittez-vous le NTGent pour aller à Vienne ?

Je suis certes un peu mélancolique, car, ici à Gand, c’est un lieu unique pour le théâtre. Quel autre théâtre pouvait aller bloquer la Transamazonienne avec le MST ?
J’ai travaillé en Belgique, j’y reste enraciné. À Vienne, je prépare un spectacle avec mon amie, la Prix Nobel de littérature, Elfriede Jelinek. Vienne sera un retour à ma langue. Rentrer dans sa langue est une très belle chose.