Drôle de Noël que ce Noël 2020 !
Isolé comme beaucoup de monde autour de moi, je capte, malgré un tri sévère, un tas d’informations qui nécessitent une mise en perspective [1].
Nous avons été impacté cette année par des événements qui forcent la prise de conscience et la remise en question dans une kyrielle de domaines où nous nous étions crus bien installé.
C’est fini. Le virus et la Covid sont passés par là.

Et ce Noël m’apparait bien déchiqueté.
La course aux achats n’a pas disparu, même si les bombances ont un peu mis la sourdine. Le sens religieux de la fête, comme de coutume, passe à l’arrière plan, à part donner lieu à une revendication de messes à plus de 15 personnes.
Reste à savoir ce que peut signifier pour chacun ce Noël 2020.
Il y a certes eu dans le ciel une sorte d’étoile des Rois mages, formée par la convergence de deux planètes. Juste de quoi nous rappeler que l’important pour ces Rois d’Orient était de s’être mis en recherche.
Guidés par une étoile. Donc avec, sinon un but, du moins une direction.
Une quête.
C’est ce qui semble manquer aujourd’hui à beaucoup de monde.
Spleen, désorientation et dépressions sont sans doute la conséquence, outre celle de se retrouver bien seul ou bien sans le sous, d’avoir perdu une vision claire de l’avenir, de ne plus savoir très bien où nous allons, de vivre au jour le jour dans un monde où l’avenir est brouillé.
Et puis, il y a aussi cette lancinante question des enjeux environnementaux qui pointent avec son sillon d’ “éco-anxiété”, ou “ecological grief” comme on dit en anglais : attachement au vivant et chagrin de voir des pans entiers des écosystèmes s’effondrer. [2]
Et nous ne devons plus seulement être contre
Peu importe le nom que nous donnerons aux avatars de la domination et de la prédation.
Tant que nous ne serons que contre, celle-ci perdurera car pour se conserver, elle vampirise l’énergie que nous lui opposons.
Il nous faut être à côté, ailleurs
Il nous faut ouvrir une nouvel espace ailleurs,
Il nous faut être quelque chose de plus grand.
Felwine Sarr
Pour moi, le grand âge étant là, il y a aussi la question de ce temps qu’il reste à vivre. Que va-t-il encore se passer dans le monde avant que je ne m’envole dans les étoiles ?
Verrais-je tram arriver à Liège ? La fermeture de nos centrales nucléaires ? L’inauguration du RER autour de Bruxelles ?
Que me reste-t-il à faire pour ces quelques années qui me restent ?
C’est dans cette bulle d’interrogation que je me suis retrouvé à lire ce petit livre étonnant d’Elwine Sarr : “Habiter le monde”.
Voilà, si bien écrit, clairement et simplement présentée une étoile de Noël, celle qui peut guider mes pas dans les derniers chemins qui vont s’offrir à moi.
Et comme ce n’est pas seulement ma personne qui est en jeu, mais tout le monde, nous tous, je vous donne accès à quelques fulgurances de ce texte, comme une invitation à le lire tout en entier.
FELWINE SARR
HABITER LE MONDE
Essai de politique relationnelle
Citations

1
Faire horde, famille, clan, société a été la première réponse pour assurer la survie et la pérennité des groupes humains et leur permettre d’affronter les défis que leur imposait leur environnement.
Faire société humaine, et plus largement construire une société du vivant est le défi de notre époque. Édifier une société qui reconnaît tous ses membres en élargissant le spectre de ceux qui appartiennent à la communauté aux étrangers, aux espèces animales et végétales, aux ancêtres disparus, à la Terre-Mère, à ceux qui ne sont pas encore là. Cette notion élargie de la société nécessite de repenser les figures du semblable, mais aussi les questions de l’altérité et de l’appartenance. Elle appelle à un élargissement du politique et a pour corollaire de repenser notre manière d’habiter ce monde.
2
Il s’agit d’œuvrer à accéder à une maturité psychologique nous permettant d’habiter le monde dans une perspective non dévastatrice et féconde. Pour cela, il est nécessaire de renouveler les imaginaires de la relation que nous établissons avec les êtres et les choses qui nous environnent. Cohabiter avec le vivant en respectant ses cycles et ses rythmes. Considérer la nature non pas comme une ressource que nous exploitons, mais comme un lieu qui nous abrite et nous offre la vie, comme une bibliothèque vivante et inépuisable de laquelle nous apprenons.
3
Être, c’est être relié. La relation nous accomplit et nous révèle. Elle est ce par quoi s’articulent les êtres, les choses, ainsi que les éléments d’une totalité. Elle en définit les rapports et les modes d’appariement, par liaison, coalescence, combinaison, résonnance, dissonance, disjonction ou disruption. Elle peut être vampirique, énergivore et chronophage ; mais également nourricière, vivifiante ou féconde.
4
Aussi, la question de la mise en représentation du monde est cruciale. Ce monde sera différent si nous en modifions la représentation.
La culture, comme espace du discours et de la figuration, peut jouer un rôle important dans le renouveau de nos imaginaires du monde. Le changement véritable ne viendra que s’il émane des structures psychiques de la communauté humaine.
5
Habiter un lieu, un espace, un corps, une géographie, ce n’est pas seulement s’y installer. C’est choisir une modalité d’établissement, un mode d’occupation et de déploiement, le type de rapports que l’on entretient avec l’espace qui nous accueille et nous contient. C’est y trouver une place juste. Nous habitons le monde de manière inégalitaire, différentiée, parcellaire, compartimentée. Nous devrions l’habiter pleinement, car ce monde est nôtre (de manière indivisible). Notre appartenance y est première, biologique et ontologique.
Les habitants de l’Eur-Amérique circulent sans entraves et peuvent se sentir partout chez eux sur cette planète. Pour tous les autres (Africains, Asiatiques, Sud-Américains), les frontières sont des murs d’arrêt, des zones de triage et de filtrage. Leur fonction première est désormais de protéger et de sécuriser des enclaves. Elles ne sont plus ces lieux que l’on franchit pour goûter la culture des autres. Seuls sont admis à les traverser ceux dont on estime qu’ils peuvent s’agréger au troupeau s’étant réservé les verts pâturages du globe.
L’anthropologie nous apprend que l’on se distingue des autres en établissant des limites. La démarcation, la limite, sont une nécessité pour l’identité mais aussi pour l’altérité ; car marquer la différence, c’est aussi reconnaître l’autre. La frontière peut être une limite (naturelle ou juridico-administrative), mais également un lieu de double reconnaissance et de mise en relation.
6
Les inégalités et les disparités économiques et sociales sont le fruit d’un système de production et de répartition des richesses structurellement élaboré pour profiter à une minorité d’individus au détriment du plus grand nombre.
Désarticuler ce système, le démembrer et le reconstruire sur des bases plus équitables est une nécessité morale et civilisationnelle.
Les ressources de cette planète, ainsi que le patrimoine cognitif et culturel des sociétés, relèvent du bien commun ; ce dernier est le fruit de toute l’expérience humaine. Le simple fait d’appartenir à l’humanité devrait donner le droit d’y accéder.
7
Nous faisons encore les frais d’un sentiment d’appartenance étriqué et de processus d’identification aux autres humains limités à ceux que l’on considère comme nos semblables. Une humanité ne se reconnaissant pas encore assez dans sa diversité, sa richesse, sa multiplicité, mais surtout dans son unité fondamentale.
8
C’est pleinement habiter les histoires et les cultures de l’humanité : endosser ses multiples visages, se sentir héritier des gisements de sens provenant de ses cultures plurielles. Ne plus être d’une culture particulière, mais partir de celle-ci pour habiter les imaginaires multiples, riches et féconds des langues du monde, de ses mythes, des déclinaisons multiples des opérations de mise en sens que ces imaginaires permettent. Habiter les cultures du monde comme on se promène dans une garde-robe riche de différents vêtements pour toutes les saisons.
9
Ce monde est semblable à une zone de transit où l’on passe et où ne demeurent que nos œuvres ; on pourrait l’habiter comme un usufruitier temporaire, qui doit non seulement laisser la demeure habitable, mais l’embellir, la rendre plus fonctionnelle, l’enrichir de sens et si possible de beauté. Ce monde au sein duquel nous vivons est une œuvre collective que nous créons et produisons. Par la créativité, nous le rendons extensible et incommensurable. Par la poésie et les arts, nous pouvons habiter l’infini du monde, ainsi que ses dimensions les plus subtiles et les plus élevées. Il est possible de créer au sein de l’ordre ordinaire du temps, une façon différente d’habiter le monde sensible commun : une manière poétique d’être au monde.
10
Un monde qui se redonnerait à lui-même en puisant dans toutes ses archives, ses richesses, ses sensibilités, ses savoirs, en expérimentant sa plénitude, serait naturellement plus fécond.
11
Être de ce monde, c’est aussi songer individuellement à ce à quoi l’on contribue, se poser la question de quel monde édifie-t-on par son action. Mon geste, reproduit-il les conditions de l’iniquité, de la domination, et de la dévastation, ou rend-il ce monde plus fécond, plus ouvert, et plus vivifiant ?
Dakar-Nantes, 15 septembre 2017
Elwine Sarr