Yves Collard
Media animation
et
La Libre, 22 juin 2020
Retour sur l’inflation des "fake news".
Une crise peut en cacher une autre : nous sommes, en Belgique comme partout ailleurs, exposées à une flambée d’informations : certaines authentiques, d’autres incertaines, contradictoires ou fausses. Avec « infodémie » et « infobésité », le vocabulaire des médias emprunte désormais au registre du pathologique. Pourquoi théories complotistes et fake news sont-elles désormais si virales ? Vivons-nous une crise de la démocratie de l’information ? Les réponses sont multiples et sont notamment d’ordre socio-technique : elles établissent un lien entre les interfaces numériques et leurs usages sociaux.
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Pour souligner la thèse à trait épais, la diffusion de fake news, dont il faut bien avouer qu’elles s’affichent rarement comme telles, est une arme protestataire. Elle rend publique la revanche du déclassé face aux élites, un thème mobilisé par les observateurs pour décrire l’emballement populaire autour du professeur Raoult.
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Ces explications communes cachent une question plus embarrassante. L’essor des fake news est-il un effet collatéral de la salutaire démocratisation du savoir via les interfaces numériques ? Explication en quatre points.
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Conversation de masse
La multiplication des supports de communication Peer-to-Peer libère et facilite la diffusion des informations non contrôlées. Réseaux sociaux numériques ou applications de messagerie ont donné naissance à un puissant environnement médiatique individuel, fort peu filtré, et ne nécessitant qu’un faible investissement financier.
« Dis-moi à quelle fake news tu crois, je dirai qui tu es… ».
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Balkanisation de la pensée
L’audience, parlons-en. D’un point de vue technique, les algorithmes complexes des moteurs de recherche donnent d’abord accès aux informations allant dans le sens de ce qu’on y attend, une sorte de tri sélectif basé sur les préférences de chacun·e. Cette présélection empêche les plus convaincu·es de chercher une information opposée à leurs schémas mentaux, et tend à survalider leur idée première. Gérald Bronner montre combien le biais de confirmation constitue un « mécanisme cognitif particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de légitimer et de pérenniser ses propres croyances. L’esprit de celui qui adhère avec force à une thèse tend à se focaliser sur et, partant, à ne retenir que les faits qui confirment ses attentes, sans égard pour le poids de ceux qui les infirment [3] ».
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Plus on cherchera des résultats confirmant l’efficacité de tel traitement du virus, plus on les trouvera. Et, dans les réseaux sociaux, qui reposent sur un principe d’affinités collectives, plus on rejoindra une communauté d’ami·es qui pensent pareillement et partagent les mêmes informations. Voire même, on refusera la contradiction, à l’instar du groupe Facebook « Ensemble citoyens ! Liberté et Santé ». Ce groupe annonce dans ses objectifs : « citoyens soucieux de la crise sanitaire, du déploiement de la 5G et d’un possible projet de vaccination de masse, notre objectif principal est de rassembler des citizens qui veulent agir ENSEMBLE pour défendre leurs droits avec l’aide d’appuis juridiques et d’avocats. Le partage de liens est bienvenu par contre, la confrontation et les avis divergents même s’ils sont enrichissants ne sont pas l’objectif principal de ce groupe Facebook ».
Dans cette époque de crise, cette fonction communautaire est rassurante car elle brise notre isolement de façon littérale [4] : « dis-moi à quelle fake news tu adhères, je te dirai qui tu fréquentes … ».
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Supermarché du savoir et de la croyance
Jusqu’il y a peu, l’accès à la littérature scientifique était réservé à quelques happy few, chercheuses ou étudiants suivant un apprentissage complexe leur permettant de mettre un document en perspective, de le nuancer, et de percevoir sa place dans un ensemble. Très loin du modèle erratique des recherches ponctuelles menées sur Internet qui consistent à poser une question et s’arrêter à la première réponse acceptable, sans s’inquiéter de la validité des sources et de la crédibilité de son auteur·e.
D’un côté, elle prétend mener un travail de critique de l’information, généralement sur la base d’un doute menant à la révélation d’une réalité dissimulée, de l’autre, elle s’abstient voire se prémunit du doute sur les propres informations qu’elle énonce.
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La quantité de vues fait loi
Fournissant des explications spectaculaires, les dépositaires de ces théories aux millions de vues sur YouTube s’encombrent peu de précautions méthodologiques. Ils ont une visibilité bien supérieure à celle d’une publication prenant la poussière dans une bibliothèque universitaire.
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Saturant ainsi le débat de fond, le conspirationnisme fige les différents points de vue ailleurs que sur le terrain éthique, et empêche un vrai débat. Quand la discussion sur la 5G porte sur l’affirmation qu’elle activerait la dispersion du virus, la question de savoir si nous avons besoin de cette technologie est oubliée. Quand on avance que le pouvoir profiterait du vaccin pour inoculer une micro-puce, le débat sur la liberté du choix thérapeutique est tué dans l’œuf. Quand on affirme que Bill Gates veut réguler la population, la question de la concentration du pouvoir aux mains de quelques industriels est atrophiée. En investissant le terrain pseudo-scientifique ou journalistique, les complotistes assèchent les questions éthiques fondamentales au profit d’un propos dogmatique et stérile entre leurs partisans et leurs adversaires. Bien malgré eux, ils se trompent de doute.
Yves Collard
Lire tout l’article : https://media-animation.be/Infodemie-infobesite-l-autre-virus.html
[3] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël Impacts, Paris, 2009.
[4] Olivier Klein, « Psychologie sociale du coronavirus (épisode 13) : Le complotisme, meilleur des anxiolytiques ? » blog « Nous et les Autres », 20 avril 2020.