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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
Slogan du site

"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Rêves en colère avec les Aborigènes australiens
Article mis en ligne le 15 août 2018

C’est un livre passionnant pour qui aime comprendre de l’intérieur la culture aborigène.

L’introduction m’a particulièrement interpellée. Elle dépasse largement la seule culture aborigène, pour se pencher sur notre manière de penser et d’appréhender l’être au monde des autres cultures.

Je vous livre ici sept extraits de cette brillante introduction.

Barbara GLOWCZEWSKI, Rêves en colère avec les Aborigènes australiens, Paris, Plon, 2004 (« Terre humaine »). Voir [1]]

1
Penser en réseaux

Lorsque je vécus pour la première fois avec des Aborigènes du désert à Lajamanu, je fus frappée par l’étrange actualité de leur mode de pensée traditionnel au regard du développement de l’intelligence artificielle : cette collusion d’idées me fit titrer un article de 1983 : « Les tribus du rêve cybernétique ». La perception aborigène de la mémoire comme espace-temps virtuel et leur manière de projeter les savoirs sur un réseau géographique à la fois physique et imaginaire allaient de fait entrer en écho avec les programmes en réseaux et en hyperliens des premiers ordinateurs encore balbutiants à l’époque. L’application de la pensée réticulaire (pensée en réseau [2]) a connu une expansion universelle par le développement de l’Internet, et ce n’est sans doute pas une coïncidence si le marché de l’art contemporain s’est emparé de l’explosion des formes artistiques aborigènes qui transposent justement des parcours en réseaux. Ce phénomène illustre une rencontre universelle de formes et d’idées, même si le rapprochement n’est pas exprimé par ceux qui sont séduits par ces œuvres. L’environnement ambiant nous permet en fait de « regarder » et d’ « entendre » les différences culturelles autrement qu’il y a un siècle. C’est une des raisons aussi de l’attrait actuel pour les musiques du monde, et particulièrement pour le didjeridu, cet instrument ancestral inventé par les Aborigènes, joué depuis quelques années par des fans du monde entier, qui sont des milliers à construire leur site sur Interne.


2

Pour les Aborigènes, s’il va de soi qu’il faut quelque chose de l’homme et quelque chose de la femme pour faire un enfant, cela ne suffit pas : il faut encore qu’une virtualité de vie se manifeste, un désir de vivre qui souvent s’annonce en rêve en « attrapant » la mère ou le père. Les Warlpiri du désert central disent encore aujourd’hui que, pour attraper leurs futurs parents, les esprits des enfants désireux de naître sont virtuellement déjà là dans la terre et se servent d’un propulseur de rêves pour actualiser leur naissance. La formule est jolie et peut-être opportune au regard de tous ceux qui aujourd’hui se battent avec la stérilité. Depuis que la psychanalyse nous a accoutumés à accepter le pouvoir de l’inconscient sur le corps, nous avons tout à apprendre des théories du rêve et de la relation entre matière et esprit des Aborigènes.


3

L’histoire a maintes fois montré que les savoirs peuvent changer de sens selon leurs applications mais aussi disparaître à défaut de transmission. Dans une perspective temporelle à long terme, le contenu de ce qui se transmet est en partie incontrôlable mais la responsabilité incombe à l’humanité entière d’empêcher que les lieux et les modes de transmission préservés pendant si longtemps ne soient balayés par l’illusion de modernité de l’Occident qui croit avoir pour mission de tout supplanter. La mondialisation est entendue comme un nivellement de pratiques de consommation et de discours. Or, parallèlement au processus d’uniformisation, la différenciation du local buissonne partout : dans les parlers créoles, les cours de récréation, les associations de quartier ou les forums en ligne. Les appels d’identité, de territorialité symbolique et de spiritualité s’expriment à cor et à cri depuis les villes jusqu’aux confins les plus isolés du monde. La télévision et surtout l’internet nous renvoient une inflation de discours et de pratiques en quête d’un enracinement territorial, historique, culturel ou religieux. Dans cet afflux d’images et de paroles, les humains sont de plus en plus confrontés à un paradoxe : plus le monde se globalise, avec ses marchés et moyens de communication qui semblent nous rapprocher et nous uniformiser, plus les différences émergent et le besoin de spécificité locale s’affirme par les moyens les plus divers. Ce n’est pas en isolant et en interdisant les échanges qu’on préserve les différences, c’est au contraire en instituant des modes de circulation de gens et d’idées.


4
Rendre compte d’une écologie holistique

La spécificité culturelle des approches holistiques devrait permettre à l’anthropologie de renouveler ses outils de comparaison universelle.

La gageure est de changer de point de vue d’observation et d’analyse, en partant des cartes cognitives autochtones pour éclairer des savoirs universels. Pour que cette démarche soit fructueuse, il faut sortir de l’aspect encyclopédique des données, toujours plus nombreuses, et chercher des modèles de comparaison à construire. Les ordinateurs aujourd’hui recoupent et associent les données beaucoup plus vite que notre esprit conscient ne peut le faire, les moteurs de recherche interrogent des archives aux quatre coins du monde instantanément, mais ce qu’ils dénichent n’a de pertinence qu’à condition que les règles de recherche soient définies. Tant que ces règles sont statistiques, alphabétiques, ou relèvent de catégories simplistes, voire biaisées, les affichages interminables de données ne servent pas à grand-chose.


5

Ma compréhension ethnologique acquise au fil des années n’a pas été cumulative mais réticulaire. Le sentiment d’en savoir un peu plus aujourd’hui ne provient pas tant de l’accumulation des données que de la manière dont, à chaque nouveau contenu, de nouveaux liens se sont établis. J’ai tendance à oublier assez vite mes notes de terrain, ce que je lis, entends ou même discute ; le fait de savoir que c’est enregistré, écrit, ou déjà discuté semble libérer ma pensée pour un autre type de travail, celui des mises en lien qui ne sont pas toujours conscientes, mais émergent souvent comme des coïncidences. L’actualisation même de ce processus demande soit une très grande disponibilité, comme se laisser aller à écouter une musique, soit une concentration très soutenue, comme de traiter plusieurs fichiers en même temps. Ce type de stimulation cérébrale précipitée par notre usage quotidien des ordinateurs se retrouve dans d’autres pratiques cognitives : il est le propre même de la recherche, quand l’esprit éclate dans plusieurs directions à la fois, jusqu’à se dissoudre dans une sorte de perception sensorielle pure où l’idée émerge comme par miracle.


6

Si on compare le cerveau à la toile d’Internet, c’est simplement parce que, à l’instar d’autres dispositifs machiniques inventés par l’homme, le réseau électronique et numérique est construit à l’image que nous nous faisons de notre mémoire en ce moment. Ainsi le rapprochement entre les descriptions de l’intelligence artificielle et la projection aborigène de la mémoire dans l’espace n’est en rien une réduction d’un peuple à un processus machinique, mais plutôt une mise en avant d’un processus de pensée universel que nous n’arrivons à voir qu’en le matérialisant. Notre manière de matérialiser la pensée consiste à construire des machines et des langages dont les formes évoluent tout le temps, nous donnant ce sentiment de « modernité » qui n’en finit pas de ne plus être moderne. Pour les Aborigènes, les matérialisations de la pensée sont des visions qui nous arrivent aujourd’hui par leur art pictural, leur danse, leur musique. Si ces visions sont des images, cela ne veut pas dire qu’elles sont moins réelles que les machines. Au contraire, elles témoignent de la structure même de notre cerveau, de notre corps, de la matière, et pourquoi pas d’autre chose ?


7

Repenser les mêmes matériaux à la lumière de nouveaux révèle souvent des choses essentielles, sans forcément remettre en question ce qui avait été compris auparavant. La nouvelle connexion ouvre juste un autre chemin de connaissance, un passage de traverse, le processus même de l’évolution de toutes les disciplines. Penser et repenser les mêmes données au regard de nouvelles est le propre même du chercheur. (…) C’est aussi vrai des traditions qui ne se reproduisent qu’à condition de créer de nouveaux liens. Il m’a fallu du temps pour réaliser que, pour les Aborigènes eux-mêmes, le secret - si important dans leur quotidien et dans leur spiritualité - tient non pas tant à son contenu mais à la manière dont celui-ci est connecté à d’autres choses. Ces connexions qui se répètent à l’infini sont modulables autant que les connexions de nos neurones ou les bifureations de l’ ADN. Différence et répétition, titrait Deleuze.


NOTE complémentaire

Pensée réticulaire ou pensée en réseau
(Wikipédia)

"Issue de la pensée systémique, la méthode de la pensée réticulaire en reprend les principes de base :
 connaissance approfondie d’un problème plutôt que résolution immédiate et superficielle.
 détermination précise des facteurs d’influence.
 analyse des interactions et des niveaux logiques.
 élaboration d’une solution qui prend en compte les facteurs multiples et qui dépasse les simples éléments symptomatiques.

La pensée réticulaire permet de dépasser les fautes de raisonnement que l’on rencontre habituellement dans l’approche des situations complexes et critiques qui se produisent au sein d’une organisation / entreprise :
1. les problèmes se rapportent à des éléments objectifs qu’il suffit d’énoncer ;
2. chaque problème puise sa source dans une cause unique ;
3. il suffit de faire une photographie de la situation existante ;
4. tout comportement est prévisible sur la base des expériences déjà effectuées et recensées ;
5. le coût du mode de résolution est déterminant ;
6. on trouve toujours une solution pratique ;
7. une fois résolu, le problème est classé !"

« La solution plausible par excellence se révèle souvent fausse ! » La pensée réticulaire tente de corriger ce modèle de croyance. (Peter Drucker)

(Wikipédia)


“L’hypertexte est essentiellement lié à la pensée en réseau, une pensée réticulaire-relationnelle qui se décompose en autant d’éléments que des arcs qui lient les nœuds entre eux forment des graphes.

Considérons l’hypertexte comme un processus interactif de pensée en réseau plutôt qu’un simple outil médiatique permettant une économie d’espace de stockage des informations.

Enfin, considérons que l’internaute investit dans des mécanismes heuristiques de type relationnel réticulaire et, de surcroît, universel du savoir.”
Jean-N. de Surmont
https://journals.openedition.org/communication/3326