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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Malek Chebel, une philosophie du désir en Islam

Un magistral opuscule de Malek Chebel pour connaître le monde où il va.

Article mis en ligne le 19 janvier 2013
dernière modification le 26 juillet 2020

Anthropologue et philosophe, ardent défenseur d’un "islam des Lumières", Malek Chebel passe pour l’un des traducteurs phares du Coran, le Livre sacré. Il en sait donc mieux que quiconque, de nos jours à tout le moins, la "dimension poétique qui confine à l’épopée".

Et, comme de toutes les poésies, il connaît aussi toutes les latitudes d’interprétation qui peuvent s’en dégager. Des orientations qui, sans être coraniques à proprement parler, ni par conséquent relever du dogme, s’inspirent plus souvent qu’à leur tour de la civilisation bédouine et patriarcale des temps pré-islamiques.

Malek Chebel. Rencontre avec un homme au parlé vrai.

Le Point
Entretien, publié le 11/10/2012, à l’occasion de la sortie de son nouveau livre.

• Le Point : Pourquoi, en cette période de crispations, publier un essai sur l’islam sous l’angle de l’amour, du sexe et de la viande ?

Malek Chebel : Le temps de l’édition n’est pas celui de l’actualité, même si la pertinence de cet ouvrage que j’ai achevé en juillet est comme rappelée et anticipée par l’emballement planétaire qui a suivi le film islamophobe. Cela étant, si mon livre peut répondre ne serait-ce que partiellement à la folie furieuse qui s’est emparée des protagonistes à ce moment-là, cela montrera son utilité.

• Vous ne craignez pas, comme le dit une expression très utilisée en ce moment, de "mettre de l’huile sur le feu" ?

Malek Chebel

Mon travail est un manifeste pour la vie. Et, bien que modeste par la taille, il est conçu comme une philosophie du désir en Islam. Il est documenté et ne vise à blesser personne. De plus, en plaidant pour une "humanisation" des pratiques musulmanes, je me situe radicalement du côté de la paix et de la réflexion, et point du côté de la violence. Est-ce que cela m’empêche en quoi que ce soit d’être libre ? Non, bien sûr. Il fut un temps où le paradis d’Allah, ce n’était pas pour demain, mais pour maintenant, et c’est même encore le cas aujourd’hui pour une certaine couche de la société musulmane, tout au moins. Et si l’on ne perçoit pas cela, on ne peut pas comprendre le faste avec lequel ces privilégiés, en particulier dans le Golfe, vivent une vie somptueuse, avec ses fleuves de vin, de miel et de lait, et même des houris soumises pour leur tenir compagnie.

• Contrairement aux autres grands textes religieux, le Coran est un livre de chair et de sang, qui "tantôt permet et tantôt interdit", écrivez-vous... On a peine à vous croire, tant on a l’impression de ne voir que des interdits. On ne les voit guère, les permissions...

J’ai toujours dit qu’une religion, un dogme ou un système d’autorité ne fonctionne jamais sans une part appréciable d’interdits. Le jour où l’islam sera totalement permissif, il ne sera plus l’islam. Cela étant, le Coran n’est ni contraignant ni permissif. Il donne un horizon à la conscience, nourrit les coeurs et les esprits. C’est au musulman de s’en inspirer, et de laisser de côté les artefacts, les choses secondaires, les objets de la discorde.

• S’en inspirer, dites-vous ? Mais est-ce autorisé ? Salman Rushdie nous confiait récemment ceci : "Il y a toujours eu dans l’Islam une dispute entre ceux qui disent que le Coran doit être interprété et ceux qui disent que ce n’est pas possible. Malheureusement, ce sont les "littéralistes" qui ont gagné. Et on ne peut plus dire aujourd’hui : "C’était vrai au VIIe siècle, mais ça ne peut pas s’appliquer au XXIe." Et c’est le problème du monde musulman : si vous ne pouvez pas réinterpréter votre livre, vous êtes coincé dans le passé." Vous pensez, vous, qu’un musulman peut se contenter de "s’inspirer" du Coran ?

Si un tel constat était vrai, cela signifierait qu’il n’y a plus d’espoir. Or aucune société ne peut se passer de la volonté de son propre dépassement. L’islam s’est déjà dépassé en bien des domaines. Personne ne pouvait imaginer que des jeunes désarmés puissent dégager trois despotes en une seule année : Ben Ali, Moubarak et le Yéménite Saleh. La révolution est un cycle puissant qui peut à tout instant balayer des régimes supposés inébranlables. Pour revenir au Coran, il ne doit pas se passer un jour sans que nous soyons mus par l’exigence indispensable de l’interpréter, d’en comprendre le sens et la portée et d’analyser l’adaptation de ses postulats au monde qui nous environne.

• Au moins 23 versets du Coran évoquent la "goutte de sperme" ou une "eau giclée ou projetée". Que signifie cette obsession du liquide séminal ?

Il n’y a d’obsession que l’obsession dont on ne parle pas, et qui est refoulée. Or le Coran décrit sans façons et à de multiples reprises le contexte dans lequel le liquide séminal intervient, ou encore le sang menstruel ou les conditions de chasteté. Les choses sont formulées, elles sont donc saines. Souvent, les obsessions sont posées après coup et correspondent surtout à la mentalité ancienne, et non pas au projet de vie qui est le message principal de l’islam.

• Alors que la théologie chrétienne réprouve la concupiscence, vous expliquez que l’islam ne condamne pas la gourmandise sexuelle. Là encore, ce n’est pas le message qu’on perçoit du monde musulman...

Le jour où l’on regardera le monde musulman en dehors de la violence qu’il subit et de la peur qu’il suscite, on découvrira un grand nombre d’aspects jouissifs et libres sans être libertins. Je n’ai jamais lu dans aucun texte arabe, pas même dans le hadith (propos du Prophète) que la "gourmandise sexuelle", la volupté ou la jouissance étaient mauvaises.

• La violence qu’il subit, dites-vous. Il ne l’exerce pas, lui aussi, cette violence ?

La violence résulte d’un engrenage, un cercle vicieux. Le plus grand des peuples sera maintenant celui qui rentre ses armes et lance un appel sincère à la paix.

• À vous lire, sur terre comme au paradis avec les houris, le mâle est le principal bénéficiaire de ce système religieux. Comment, après cela, voir en l’islam une religion qui n’opprime pas les femmes ?

Je pense hélas que l’islam est, comme tous les monothéismes, un plaidoyer pour l’homme. Fait par l’homme, dit par l’homme, interprété par l’homme, et donc souvent à l’avantage de l’homme. Il reste à la femme de se faire sa place. C’est là, en effet, un chantier d’avenir pour l’islam, ce que certaines femmes ont commencé à comprendre. Mais il faut qu’elles acceptent la rigueur du corps-à-corps avec des textes de la charia qui remontent à plusieurs siècles, et les hommes ne leur feront aucune place spontanément. Surtout que l’imamo-oui-ouisme consiste à répéter inlassablement le trop grand nombre d’interdits religieux, sans toujours vérifier leur pertinence. C’est là une bonne façon de garder le pouvoir entre leurs mains. La femme musulmane a du pain sur la planche !

• Quid alors de la jouissance féminine dans le Coran ? "L’homme exprime son plaisir, mais la femme est tenue à une certaine maîtrise, un "contrôle" de ses émois", écrivez-vous... Cela signifie quoi, concrètement ?

Mais ce n’est pas le Coran, ce sont précisément les théologiens du Moyen Age qui ont codifié l’accès à la jouissance. Comme je suis contre les autodafés et la censure, et ne pouvant bannir leurs ouvrages des bibliothèques, je les dénonce. Quant à la puissance éruptive du désir féminin, ainsi que la manière qu’a la femme de l’exprimer dans le cadre d’un rapport charnel, cela dépasse de loin tous les interdits. Il suffit juste de se rappeler la puissance érotique que provoque sur le cerveau masculin la jouissance féminine, ses cris et ses râles, pour comprendre qu’aucune digue morale n’est suffisamment solide pour la freiner.

• Vous êtes le premier à rappeler que le Coran ne préconise pas le port du voile. Que répondre aux femmes qui se disent ostracisées par la République parce qu’elles portent le voile ?

Deux versets du Coran sur les 6 218 évoquent la question du voile. Et même ces deux versets ne sont pas explicites : certes, le Prophète est interpellé par les femmes sur la question de leur voilement, mais nombre de penseurs musulmans interprètent le verset coranique en question comme s’adressant uniquement aux femmes du Prophète. Mais voilà, certains hommes étant très chatouilleux quant à l’exhibition toute relative de leurs femmes, le voile puis la burqa se sont généralisés pour leur bonne convenance. Si l’on faisait abstraction de la jalousie masculine, tous les arguments doctrinaux qui militent pour le voile tomberaient d’eux-mêmes. L’homme se berce d’illusions en enfermant son épouse dans un vêtement sinistre, au lieu de la doter d’un sens de discrimination critique et d’une éducation à la liberté. Et même à suivre l’interprétation conservatrice, qui considère idéalement que les musulmanes doivent être toutes voilées, pourquoi faudrait-il que ce voile soit noir ? La couleur a-t-elle aussi été décrétée par Dieu ? Enfin, parmi tous les voilements possibles, le marocain, l’algérien, le tunisien, etc., pourquoi seuls le voilement du Yémen et de l’Arabie saoudite, et surtout le voilement chiite, ont-ils pris le dessus ? On voit bien qu’il y a là matière à débat...

• Le Coran est également très loquace sur les questions de la pureté et de l’impureté alimentaires. Que signifient selon vous toutes ces recommandations ayant notamment trait à la viande et au sang ? Les polémiques sur le halal en France ne sont-elles pas allées trop loin ?

Là encore, le postulat ancien a prévalu sur les règles de la communauté renouvelée, du dialogue et de la concertation. La viande halal, qui est évoquée en effet dans le Coran, renvoie aux temps prébibliques. Et le mouton que le musulman égorge est une réminiscence du geste d’Abraham qui devait sacrifier son fils, et qui sursoit à ce geste fatidique en immolant une bête. A priori, c’est plutôt bien que les infanticides soient convertis en immolation, et pourquoi pas en simple symbole de vie, mais l’hystérie qui accompagne ces pratiques relève plus encore de la peur de perdre ses repères que de la défense, même pugnace, d’un dogme, fût-il ancestral.

• Vous défendez inlassablement un "islam des Lumières". Mais le Coran, imprégné d’une culture bédouine basée sur la polygamie, la primauté du mâle ou la virginité de la future épouse, n’est-il pas intrinsèquement conservateur ?

C’est bien pourquoi il y a des doctrinaires qui veulent le maintenir en l’état, et considérer aussitôt que la polygamie, la lapidation, l’infantilisation du personnage féminin sont des valeurs musulmanes fixées pour l’éternité. Heureusement, un très grand nombre de musulmans pensent le contraire et vivent aux antipodes de ces allégations. Je suis convaincu que l’islam est non seulement compatible avec la modernité, mais qu’il est aussi capable de la promouvoir, à condition évidemment que les penseurs, les savants, les chercheurs et les musulmans de bonne foi aient les moyens de l’illustrer et ne craignent aucune fatwa de mauvais augure venue de tel ou tel théologien en mal de reconnaissance. D’où le travail de pédagogie et d’information que je mène depuis des années...

• Avez-vous l’impression d’être entendu ? N’êtes-vous pas un marginal ?

Ou un fou à lier ? Du tout, l’ensemble de la planète musulmane est horrifiée par la régression dans laquelle quelques groupuscules veulent l’entraîner. Croyez-vous vraiment que les musulmans authentiques préfèrent la destruction des statues préislamiques et des mausolées du désert plutôt que de les visiter, et de méditer les raisons qui ont permis qu’ils soient érigés là et pas ailleurs ? Croyez-vous que les musulmans sont masochistes au point d’accepter sans réagir les ignominies dont on les accable ? L’islam des Lumières n’est pas ma propriété personnelle, il appartient à tous les musulmans sincères, en tout cas ceux qui s’élèvent à mesure que la dignité dans la foi est valorisée. Et tous ceux qui vivent dans la paix et non dans le conflit permanent sont des musulmans des Lumières, car ils préfèrent la spiritualité à l’idéologie, surtout l’idéologie de mort que certains groupes sinistres sèment autour d’eux.

• À part vous, on entend quand même, hélas, rarement la planète musulmane condamner cette "régression" ou faire part de son "horreur"...

Si le silence est parfois pesant, il n’en reste pas moins éloquent. Mais les livres existent, les chercheurs existent et s’activent, et les musulmans, sous leur air débonnaire, n’en pensent pas moins. Ils comptent sur le temps pour apaiser les plus fortes passions et revenir avec leur sagesse et leur gouaille à la table commune du partage, revenir au monde qu’ils pensent n’avoir jamais quitté. J’ai confiance en eux. N’ayez pas peur !.

L’islam, de chair et de sang, de Malek Chebel (Librio, 80 p., 3 €).

Malek Chebel publie également, avec Claude Durand, une relecture modernisée des "Mille et une nuits" (Nouveau Monde Editions, 280 p., 22 €).

Propos recueillis par CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT ET THOMAS MAHLER

http://www.lepoint.fr/culture/malek-chebel-une-philosophie-du-desir-en-islam-11-10-2012-1518216_3.php

Repères

1953 : Naissance à Skikda, en Algérie.
1980 : Doctorat en psychopathologie et psychanalyse (Paris-VII).
1982 : Doctorat d’anthropologie (Jussieu).
1984 : Doctorat de sciences politiques (IEP Paris).
1984 : Le corps en Islam (PUF).
1988 : L’esprit de sérail, mythes et pratiques sexuels au Maghreb (Payot).
1995 : Encyclopédie de l’amour en Islam (Payot).
2000 : Du désir (Payot).
2002 : Le sujet en Islam (Seuil).
2006 : Le Kama-Sutra arabe (Pauvert).
2009 : Nouvelle traduction du Coran (Fayard).