"Grâce à cet atelier théâtre, c’est la première fois que je parle avec une personne de confession juive"
Depuis 2018, la compagnie Albertine organise des ateliers d’écriture intitulés "Oser l’espoir" rassemblant des élèves de 5e et 6e secondaires d’origines juive, catholique et musulmane.
Objectif ? Aller à la rencontre de l’autre et faire tomber les préjugés.
Cette année, pour la première fois, était également proposée une journée d’atelier théâtre pour des jeunes de 4e secondaire.
Ambiance.
Cette après-midi-là d’avril, dans la salle de spectacle d’un centre culturel bruxellois, une vingtaine d’élèves âgés de 14 à 17 ans ont pris possession de la scène, encouragés par Catherine Israël, comédienne, directrice de casting et coach. "Au théâtre, tout est possible. On peut tout jouer. C’est ça qui est merveilleux, s’enthousiasme-t-elle. C’est le moment de vous éclater ! Si vous avez toujours rêvé de jouer un roi, une princesse, un méchant, un super-héros, une star, une sorcière…, foncez !""Un caillou ?", lui suggère un jeune garçon, provoquant le rire de ses camarades. "Mais oui : un caillou qui parle et se plaint de toujours rester au même endroit, imagine-t-elle. Au théâtre, tout est permis". Elle poursuit : "Comme vous vous connaissez déjà un peu plus que ce matin, je vous propose de vous rassembler en petits groupes de trois-quatre et je circulerai entre vous pour vous aider à construire une histoire ensemble".

Tous et toutes sont des élèves de 4e année secondaire issus de milieux socio-culturels variés et scolarisés dans trois établissements différents de la capitale : l’Athénée Ganenou, le Lycée Émile Max et le Collège Saint-Michel, dont les populations sont respectivement en majorité d’obédience juive, musulmane et catholique. Depuis ce matin, ils sont, au total, une septantaine à participer à une journée d’atelier théâtre intitulée Oser l’espoir organisée par la Compagnie Albertine. Une première.
"À la suite des attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, je me suis dit que parler ne servait à rien, qu’il fallait agir ensemble, à notre niveau, pour endiguer la violence, la montée des préjugés et les replis sur soi", se souvient Geneviève Damas, écrivaine, comédienne, metteuse en scène et fondatrice de la Compagnie Albertine. En 2018, elle crée ainsi, en collaboration avec quelques écoles secondaires de réseaux d’enseignement différents, une journée d’atelier d’écriture à destination des élèves de 5e ou 6e secondaire. Cette première édition est une réussite. Le projet Oser l’espoir était lancé.
Au début de la journée, ils se vivent comme des jeunes qui n’ont parfois rien à voir l’un avec l’autre et, à la fin de la journée, ils ont écrit une histoire commune.
Geneviève Damas, écrivaine, comédienne, metteuse en scène et fondatrice de la Compagnie Albertine
"Après les attentats du 7 octobre 2023, nous avons pensé que, plus que jamais, il était important de maintenir ce projet et de le développer", reprend-elle. Cette année, aux côtés des ateliers d’écriture (programmés les 8 avril et 13 mai) s’est ainsi ajouté, le 3 avril dernier, un nouvel atelier théâtre/improvisation pour des élèves de 4e secondaire. "On cherche un moyen d’expression qui soit toujours artistique, indique Geneviève Damas. L’art crée un monde de l’utopie, un monde à côté du monde, ce qui permet de rebattre les cartes. Je trouvais important d’écrire des histoires ensemble, que ce soit par le biais de la littérature mais aussi du jeu, de l’invention. Au début de la journée, ils se vivent comme des jeunes qui n’ont parfois rien à voir l’un avec l’autre et, à la fin de la journée, ils ont écrit une histoire commune".
"Une démarche nécessaire et politique"
Comme Aya, 17 ans, et Emy, 15 ans. La première fréquente le Lycée Émile Max ; la seconde, l’Athénée Ganenou. C’est la pause déjeuner. Trois grands plateaux remplis de sandwichs garnis sont disposés sur le comptoir du bar-foyer du centre culturel. Une affichette Bon appétit ! suivi du nom de l’école a été placée devant chacun des plateaux. Le respect des convictions – halal et casher – se fait aussi dans l’assiette.
Moi, juive ; elle, musulmane. A priori, nous sommes à l’opposé l’une de l’autre. Mais, plus on parlait, plus on se rendait compte qu’on avait plein de points communs.
Emy, 15 ans, élève à l’Athénée Ganenou
Dans un joyeux brouhaha, les élèves, qui, toute la matinée, ont été mélangés et répartis en trois groupes, sont heureux de retrouver leurs camarades de classe pour manger leur sandwich. Aya et Emy se sont, elles, assises à la même table. Les deux adolescentes se sont liées d’amitié, quelques heures plus tôt, pendant l’atelier animé par Noha Choukrallah, réalisatrice, pédagogue et comédienne. "Au début, c’était un peu gênant. On ne savait pas trop où se mettre. Chacun restait avec les amis de son école, raconte Aya. Mais plus on se sépare, plus on apprend à se connaître, plus on est à l’aise et plus cela devient constructif". Emy acquiesce : "À Ganenou, ça fait dix ans que je côtoie les mêmes élèves, y compris le samedi. Ici, depuis ce matin, je me suis fait trois super copines, dont Aya. C’est trop cool !". Et de poursuivre : "Moi, juive ; elle, musulmane. A priori, nous sommes à l’opposé l’une de l’autre. Mais, plus on parlait, plus on se rendait compte qu’on avait plein de points communs".
"Avec Geneviève Damas et Catherine Israël, nous avons réfléchi à des exercices d’improvisation et des exercices créatifs qui permettent de rencontrer l’autre, explique Noha Choukrallah. En étant en situation de jeu, le plaisir fait qu’on oublie qu’il y a quelqu’un qui est autre en face de soi. On oublie ses barrières et on commence à se rencontrer en s’amusant ensemble. Ensuite, on peut aller plus dans la pratique théâtrale. Donc, on procède vraiment par étapes".
Tout au long de la journée, les élèves participent ainsi à trois ateliers d’une heure et demie chacun, selon un canevas bien précis : "d’abord un échauffement, qui se situe au niveau du plaisir de la rencontre et de l’improvisation ; ensuite des exercices en petits groupes, en duo ; et, dernier palier, la création de moments scéniques à quatre". Pour Noha Choukrallah, "à partir du moment où le plaisir est au centre, où on passe un bon moment ensemble, c’est déjà plus facile pour parler, car on est davantage dans l’empathie. On évite ce qui nous différencie et on relève ce qu’on a en commun, ce qui nous relie. Et après, on peut creuser un peu plus".

Aya et Emy confirment. "Je ne vais pas mentir. Grâce à cette journée d’atelier théâtre, c’est la première fois que je parle avec une personne de confession juive, et j’aime trop", se réjouit, émue, Aya. Difficile pour elle de ne pas évoquer l’actualité et le conflit israélo-palestinien. "Cette journée me conforte dans l’idée qu’il ne faut pas mélanger politique et humanité. Avant d’être juif, musulman, chrétien, bouddhiste…, nous sommes d’abord des êtres humains. Il ne faut pas coltiner l’actualité à toute la population juive. La plupart n’ont pas voulu que ce soit comme ça. C’est comme quand on coltine les attentats terroristes aux musulmans." Emy abonde : "Il ne faut pas associer une personne à sa religion. L’étiquette ne veut rien dire".
On est tous un peu démunis face à l’actualité. On souffre tous de la situation. Si j’ai accepté la proposition de Geneviève Damas pour animer cet atelier, c’est parce que ça fait sens.
Noha Choukrallah, réalisatrice, pédagogue et comédienne
Si l’objectif principal d’Oser l’espoir est de susciter la rencontre avec l’autre au-delà des préjugés, "cet atelier sert, de mon point de vue, une cause presque politique, estime Noha Choukrallah, parce qu’organiser ce type d’atelier-rencontre, c’est politique, c’est avoir de l’action". "On est tous un peu démunis face à l’actualité. On souffre tous de la situation. On ne sait pas toujours où placer nos efforts, confie-t-elle. Si j’ai accepté la proposition de Geneviève Damas pour animer cet atelier, c’est parce que ça fait sens. Mettre au centre l’affection, l’amitié qu’on a pour l’autre, donc comment vivre avec l’altérité, est, à mes yeux, une démarche nécessaire et politique".
Vaincre certaines réticences
Une démarche dans laquelle s’inscrivent pleinement, et depuis plusieurs années déjà, les écoles Ganenou, Émile Max et Saint-Michel. "Tout au long de l’année scolaire, nous organisons beaucoup d’animations et de sorties avec nos élèves de 4e année pour les éveiller à eux-mêmes et à l’autre, confirme Magali Cortese, professeur de français à Émile Max. Le but étant qu’ils prennent confiance en eux, qu’ils apprennent à s’ouvrir, à découvrir qui ils sont, en-dehors de ce que peuvent leur dire leur famille, leurs amis, etc. Ces sorties et animations sont propres à l’adolescence, au développement de soi, indépendamment d’une culture ou d’une religion. Les élèves en sont d’ailleurs très friands et demandeurs". Alors, quand elle a proposé à ses classes de participer au projet Oser l’espoir, toutes se sont montrées enthousiastes.
Néanmoins, il arrive qu’il y ait parfois des réticences, du côté des jeunes mais aussi des parents. Avant chaque atelier, Geneviève Damas se rend donc dans les écoles pour expliquer les objectifs, le bien-fondé et le déroulement de la journée. Les élèves reçoivent également la visite d’Adolphe Nysenholc, qui vient témoigner de son vécu d’enfant caché pendant la Deuxième Guerre mondiale, "afin qu’ils comprennent de manière sensible et humaine la réalité d’un génocide", précise l’écrivaine.
"Une journée plus utile que certains cours"
Alors que la journée tire doucement à sa fin, Vincent de Vos et Geoffroy Berré, tous deux professeurs de français, l’un au Collège Saint-Michel, l’autre à l’Athénée Ganenou, dressent le bilan de cette expérience inédite pour leurs élèves. "Lors de la première édition d’Oser l’espoir, on s’était un peu lancé dans l’inconnu, se rappelle Geoffroy Berré. Mais, maintenant, on sait que ça marche, on a de bons retours des élèves, donc on ne peut que dire ’oui’". Puis, "ce qui est intéressant cette année, c’est que l’atelier théâtre s’adresse à un public plus jeune, enchaîne Vincent de Vos. Or, en 4e année, on travaille le théâtre, à travers la comédie classique. Donc, que les élèves puissent rencontrer des comédiennes professionnelles est très enrichissant, au-delà de la rencontre entre des publics différents et des cultures différentes". Et son collègue de compléter : "Le théâtre est un lieu de rencontre, de rassemblement, de mixité sociale. C’est un ciment de la société. Cette dimension sociale du théâtre est fondamentale et se retrouve ici. Donc, de telles expériences rassemblent, questionnent. Je pense même qu’une journée comme celle-ci est plus utile que certains cours qu’on peut donner".
Rencontrer réellement l’autre, ce qu’il est, est une façon assez efficace de lutter contre les stéréotypes. Cela rend le réel tellement plus subtil : on n’est plus dans la polarisation.
Geoffroy Berré, professeur de français à l’Athénée Ganenou
"De fait, confirme Vincent de Vos. Quand les écoles arrivent, elles sont très cloisonnées. Puis, au fur et à mesure de la journée, les élèves se mélangent. Mis dans un climat de confiance, bienveillant et professionnel, qui passe par l’écriture ou le théâtre, ils osent [aller vers l’autre] et de belles relations s’instaurent entre eux. Certains s’échangent même leur numéro de téléphone. Donc, la rencontre, l’amitié se poursuit après ces ateliers". Geoffrey Berré en est convaincu : "Rencontrer réellement l’autre, ce qu’il est, est une façon assez efficace de lutter contre les stéréotypes. Cela rend le réel tellement plus subtil : on n’est plus dans la polarisation. La métaphore est un peu usée, mais, grâce à cette journée, ce sont des graines saines qui sont plantées". "Tout à fait !, abonde Vincent de Vos. Nous formons les citoyens de demain et Oser l’espoir est un des projets qui mènent à cette humanité". "L’intitulé de la démarche dit tout, conclut Geoffroy Berré. L’horizon est parfois tellement sombre qu’on ne se donne pas la permission d’oser l’espoir. Mais, non ! Oser l’espoir dans une société où les murs se dressent, c’est fondamental".
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