Charlie, dix ans après
Ils étaient adolescents à l’époque de l’attentat. Devenus adultes, ils ont, pour une bonne partie d’entre eux, pris leurs distances avec des valeurs désormais jugées « réacs ».
Par Natacha Tatu
Publié par le Nouvel Obs le 2 janvier 2025 à 12h12
Extraits
Au moment des attentats, ils étaient encore des enfants. Une centaine de lycéens, issus de quatorze établissements de la région Grand Est et de toutes origines sociales, ont eu carte blanche pour concevoir un numéro spécial « Charlie ». (Mi-décembre, le numéro spécial « Charlie » imaginé par les lycéens était imprimé à Toul pour une publication prévue le 7 janvier 2025.)
Au sommaire du journal, qui sera dévoilé le jour commémoratif de l’attentat, des caricatures de Benyamin Netanyahou, d’Emmanuel Macron et d’Aya Nakamura, des articles sur l’écoanxiété, Gaza, les féminicides, la pédophilie, le harcèlement scolaire… Mais pas de Mahomet, ni de Jésus. On ne s’y moque pas des religions et la question de la laïcité est réduite à la portion congrue, sous la forme d’un « regard croisé » entre deux apprentis éditorialistes. « Ce ne sont pas des thèmes qu’ils ont souhaité aborder. Plus par manque d’intérêt que par volonté particulière d’éviter le sujet », dit Thierry Hory.
Dix ans après les attentats, que reste-t-il de l’esprit « Charlie », du droit au blasphème, à l’irrévérence, à la caricature ? Nous avons posé la question à ceux qui avaient entre 12 et 15 ans à l’époque, aujourd’hui de jeunes adultes, de région parisienne, de Vendée ou de Rhône-Alpes. Premier constat : la question n’est pas des plus faciles à aborder. Dans les quartiers populaires, c’est même « un sujet ultrasensible », presque un tabou, nous dira un animateur de Seine-Saint-Denis, avant de nous souhaiter « bonne chance ». Quant aux jeunes des centres-villes, la grande majorité de ceux qui ont bien voulu nous parler n’a accepté de répondre que sous couvert d’anonymat – leur prénom a été modifié. Et pas question d’apparaître en photo.
Ligne de fracture
Etudiante en droit, Antoinette avait 12 ans à l’époque de l’attaque et elle vivait à Saint-Denis (93) : « On a dû en parler, bien sûr, mais je crois que ça nous passait au-dessus. Ces caricatures, on ne les comprenait même pas. Les morts du Bataclan ou du Carillon, qui n’avaient rien demandé, nous ont plus touchés. J’étais trop petite pour aller boire des coups, mais les victimes, j’aurais pu les connaître. »
Ce dont elle se souvient très bien, en revanche, c’est l’inquiétude de ses copines musulmanes : « Elles avaient peur de passer pour des terroristes, craignaient l’amalgame… Et elles avaient raison. » Pour cette jeune juriste, l’attentat contre « Charlie Hebdo » reste moins associé à la question de la liberté d’expression qu’à « la montée de l’islamophobie et de la répression policière ».
Alice, 27 ans, militante féministe franco-américaine. Charlie Hebdo », elle connaissait à peine. "Ces dessins, ça n’a jamais trop été mon délire. Jamais je ne dirai “bien fait pour eux”, mais je n’aime pas trop ce média… " Elle a beau être athée, les caricatures tournant l’islam en dérision la mettent mal à l’aise.
Féminisme, écologie, religion aussi… la sensibilité des moins de 30 ans est à vif. En 2020, « Charlie Hebdo » avait commandé à l’Ifop une enquête afin de mieux cerner l’état de l’opinion sur ces thématiques. Le résultat montrait déjà une ligne de fracture entre les jeunes et le reste de la population. (…) Beaucoup de jeunes affichent désormais une franche hostilité vis-à-vis de la laïcité, qu’ils jugent liberticide et stigmatisante.
Noé. (…) Mais à Sciences-Po, Noé a « évolué », s’est « éveillé », comme il dit, à la question des minorités, à l’importance de ne pas offenser autrui. Noé se définit lui-même comme « un de ceux que la droite appelle les wokes ». Il explique : « J’ai compris l’importance des mots. La liberté d’expression est une chose trop précieuse pour ne pas être défendue, mais elle doit admettre des nuances. » Est-il encore « Charlie » ? « Par respect pour la mémoire des morts, j’ai du mal à ne pas l’être. » Mais, en même temps, il ne peut se résoudre à faire partie d’un camp qui est « désormais celui des réacs ». Pour ces jeunes, majoritairement de gauche, l’esprit « Charlie » est l’apanage de la droite.
« On ne peut nier une part de récupération », reconnaît Iannis Roder, directeur de l’observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès et professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis. Mais le problème, selon lui, est plus profond : « On assiste au retour d’une chape de plomb de la religion. A la fois chez les jeunes croyants, qui ne conçoivent pas qu’on aille à l’encontre de leurs croyances, et chez ceux qui ne le sont pas, mais qui considèrent qu’il ne faut pas blesser celles d’autrui. C’est un modèle américain que l’école et les universités sont en train d’intégrer. » Avec une étonnante convergence idéologique au sein de la tranche d’âge des moins de 30 ans. Et ce, quel que soit leur niveau d’études ou leur milieu social.
Des garçons et des filles qui avaient accepté il y a quelques semaines de nous parler culture du couteau, baston et guerre de cités nous ont cette fois opposé un refus pur et simple. Tétanisés (…) : « On n’est pas du tout à l’aise avec ce sujet. On ne veut pas passer pour ceux qui pensent mal, pour des soutiens des terroristes. Et en même temps, on ne va pas te mentir, “Charlie”, ce n’est pas notre tasse de thé », lâche Perrine, 24 ans.
« C’est lourd pour nous, tout ça. On préfère se taire. »
Par Natacha Tatu
Le Nouvel Obs