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Michel Simonis

Jean-Pierre Filiu : « La solution à deux Etats est d’une urgence existentielle »
Article mis en ligne le 2 janvier 2025
dernière modification le 6 janvier 2025

Comme le fait le Nouvel Obs, il n’est pas inutile de revenir sur une analyse qui date de près d’un an, mais aujourd’hui très éclairante : des propos recueillis par Sara Daniel, publiés le 8 février 2024. Je mentionne les liens inclus à l’époque dans l’article.

"A l’heure où un conflit d’une violence terrifiante semble compromettre tout espoir de paix entre Israéliens et Palestiniens, Jean-Pierre Filiu, l’un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient, analyse dans son dernier ouvrage « Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné » (Seuil), publié ce 9 février 2024, les limites du succès militaire et politique israélien ainsi que les raisons de l’échec actuel de la cause palestinienne."

◗ Comment la Palestine fut perdue Et pourquoi Israël n’a pas gagné, de Jean-Pierre Filiu (Seuil, 432 pages, 24 euros).

Jean-Pierre Filiu : « La solution à deux Etats est d’une urgence existentielle »

Propos recueillis par Sara Daniel
Publié le 8 février 2024 à 17h30

Dans son dernier livre, l’historien Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Moyen-Orient, explore le processus de dépossession de la terre que subissent les Palestiniens depuis un siècle. Le jeu trouble des puissances arabes et le refus de Benyamin Netanyahou d’une solution politique ont créé une impasse que seule la volonté internationale peut débloquer.

A l’heure où un conflit d’une violence terrifiante semble compromettre tout espoir de paix entre Israéliens et Palestiniens, Jean-Pierre Filiu, l’un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient, analyse dans son dernier ouvrage « Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné » (Seuil), publié ce vendredi 9 février, les limites du succès militaire et politique israélien ainsi que les raisons de l’échec actuel de la cause palestinienne.

Comment expliquer les guerres intestines, puis l’islamisation de ce mouvement palestinien qui a pourtant bénéficié d’un soutien diplomatique et financier presque sans précédent dans l’histoire ? Comment comprendre la surprenante fragilité du vainqueur apparent ? Son système démocratique serait-il devenu paradoxalement un obstacle interne à un traité de paix ? Dans ce livre, Jean-Pierre Filiu fouille en détail les grands récits et les différentes confrontations des deux ennemis, une démarche indispensable selon lui à la reprise urgente d’un processus de paix.

Entretien.

• Le titre de votre ouvrage « Comment la Palestine fut perdue » suppose qu’une entité palestinienne a préexisté à la création d’une Autorité palestinienne en 1994, à la faveur des accords d’Oslo. C’est une question controversée. Quelles racines historiques avez-vous trouvées à cette entité et quelle affirmation d’elle-même a-t-elle eue dans l’histoire ?

Jean-Pierre Filiu Dès le début de notre ère, l’Empire romain a dénommé « Palestine » une province correspondant à cette terre, dénomination reprise par les Byzantins puis, à partir du VIIᵉ siècle, par les califats arabes. Les sionistes de la fin du XIXᵉ siècle désignent clairement la Palestine comme leur objectif, et remportent en 1917 une victoire historique avec la déclaration Balfour – par laquelle le gouvernement britannique apporte son soutien à « l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine ». Un tel diktat impérial ne reconnaît les droits nationaux que des juifs, soit 10 % de population de la Palestine d’alors, réduisant les Arabes, qui représentent 90 %, à des « communautés non juives » sans droits nationaux. Ce déni des aspirations des autochtones arabes suscite en retour et, dès 1919, le congrès fondateur du nationalisme palestinien.

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Pour aller plus loin : Dossier A la une de « l’Obs » : Israël -Palestine, la tragique histoire d’une Terre promise (En accès libre)

Mais la Grande-Bretagne, qui a incorporé en 1922 la déclaration Balfour à son mandat de la Société des Nations sur la Palestine, réprime de plus en plus durement le nationalisme palestinien, jusqu’à l’écrasement de la grande révolte arabe de 1936-1939, où un Arabe de Palestine sur deux cents est tué. C’est dès lors un mouvement très affaibli qui subit en 1948 la Nakba, la Catastrophe, où plus de la moitié des Palestiniens sont contraints de quitter leur foyer, tandis qu’Israël s’établit sur 77 % de la Palestine mandataire, la Jordanie annexant 22 % de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. L’Egypte administre le 1 % de la terre de Palestine devenue la « bande de Gaza », bientôt foyer de renouveau du nationalisme palestinien. D’où une première occupation israélienne en 1956-1957, suivie d’une seconde de 1967 à 2005.

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Les Gazaouis n’ont pas choisi de vivre dans ce petit territoire coincé entre la mer et le désert : pour la plupart, ils y ont été poussés en 1948. Au pouvoir dans l’enclave depuis seize ans, le Hamas, qui a mené samedi 7 octobre des attaques qui ont fait plus de 900 morts en Israël, instrumentalise la souffrance des 2,3 millions de personnes qui vivent dans cette « prison à ciel ouvert ».

Les nombreuses cartes de mon livre illustrent le processus continu, sur plus d’un siècle, de dépossession de la population palestinienne qui a littéralement « perdu » sa terre. Juifs et Arabes ont beau être aujourd’hui de l’ordre chacun de sept millions sur le territoire historique de la Palestine, la bien mal nommée « Autorité » palestinienne n’est pas souveraine sur la petite portion de Cisjordanie où elle ne détient qu’un pouvoir délégué par Israël, alors que le Hamas ne règne désormais plus que sur un champ de ruines à Gaza.

• Dans un chapitre particulièrement fouillé, vous défendez l’idée que le sionisme a en fait été créé et soutenu par les chrétiens, en particulier par les évangéliques anglo-saxons. Ne craignez-vous pas de faire le lit de ceux qui prétendent que l’Etat d’Israël a été imposé par l’Occident, voire que la présence juive sur cette terre est le résultat d’une volonté extérieure ?

Permettez-moi de clarifier que je n’ai jamais pensé, ni a fortiori écrit, que les évangéliques anglo-saxons auraient « créé » le sionisme juif. En revanche, dans mon travail de réinterprétation de l’ensemble du conflit israélo-palestinien, je souligne l’importance historique et l’antériorité indiscutable du sionisme chrétien, un mouvement très méconnu en France où ce type de messianisme est rarement pris au sérieux.
Pour résumer, cette mouvance évangélique a lié son salut individuel et collectif au « retour » du peuple juif sur « sa » terre. L’imprégnation biblique du gouvernement britannique a notoirement pesé en faveur de la déclaration Balfour de 1917, à laquelle s’est opposé en vain Edwin Montagu, le seul ministre juif de ce cabinet. Quant au soutien des Etats-Unis du président Truman au jeune Etat d’Israël en 1948-1949, malgré les avis contraires de son administration, il s’explique largement par son interprétation littéraliste de l’Ancien Testament.

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Mais si le sionisme chrétien est aujourd’hui aussi important, c’est parce qu’il a noué une alliance historique avec la droite israélienne contre le nationalisme palestinien, d’abord contre le président Carter [1977-1981], puis contre le président Clinton [1993-2001]. Le lobby pro-israélien aux Etats-Unis se transforme alors en lobby pro-Likoud, farouchement opposé au processus de paix. En 1995, peu avant son assassinat, le Premier ministre Rabin évoque les groupes « qui exercent des pressions au Congrès américain contre le gouvernement israélien démocratiquement élu ».

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Netanyahou, Premier ministre en 1996-1999, puis en 2009-2021, et de nouveau depuis plus d’un an, consolide cette alliance entre la droite dure en Israël et les sionistes chrétiens, alliance qui culmine sous la présidence Trump [2017-2021] avec l’installation à Jérusalem de l’ambassade des Etats-Unis, installation bénie par des prêcheurs accusés d’antisémitisme. Ces sionistes chrétiens sont en effet convaincus que deux tiers des juifs seront exterminés durant les « tribulations » de la fin des temps, seuls les convertis au Christ pouvant survivre. Difficile de qualifier de philosémites ces partisans acharnés de la colonisation des territoires palestiniens.

• Vous expliquez que la possibilité de la paix est paradoxalement affaiblie par le caractère démocratique d’Israël parce que les minorités les plus extrémistes parviennent à s’imposer dans les gouvernements successifs. Ne peut-on plus espérer l’arrivée au pouvoir d’un mouvement politique dont la paix et le partage du territoire seraient au cœur du programme ?

Mon propos est d’identifier, dans la longue durée du conflit israélo-palestinien, les atouts qui ont permis aux uns de l’emporter et les faiblesses qui ont durablement handicapé les autres. La vitalité démocratique du sionisme est assurément un des atouts maîtres d’Israël, en ce qu’elle lui permet d’assurer la cohésion d’une population diverse et de se poser en « unique démocratie » de la région. Mais Israël n’a conclu de traité de paix qu’avec des Etats arabes qui ne brillent pas par leur engagement démocratique – l’Egypte, la Jordanie ou les Emirats arabes unis –, et elle a encouragé la dérive policière de l’Autorité palestinienne pour mieux étouffer l’opposition à la colonisation.

Et, comme vous l’avez souligné, le caractère profondément démocratique du mode de scrutin en Israël, à la proportionnelle sur circonscription unique, favorise les surenchères des groupes extrémistes. La prochaine élection sera néanmoins décisive, et pourrait marquer une profonde recomposition de la scène israélienne. L’alternative entre une paix durable et un conflit sans fin sera au cœur du scrutin pour la première fois depuis l’élection de Rabin en 1992, qui avait permis, l’année suivante, la reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP [Organisation de Libération de la Palestine]. C’est cette reconnaissance croisée qui, seule, peut fonder un accord de paix définitif entre les deux peuples. La future coalition israélienne, si elle veut aller dans cette voie, devra prendre en compte les partis arabes qui représentent 20 % de la population, une minorité qui a montré son attachement à Israël dans l’épreuve actuelle.

• Vous faites de l’arabisation de la question palestinienne une de ses malédictions, chaque régime arabe manipulant la cause palestinienne pour s’imposer face à son rival. Depuis le 7 octobre et la guerre de Gaza, le soutien des régimes arabes n’est-il que déclamatoire ?

C’est d’abord la Jordanie qui, en annexant la Cisjordanie dès 1949, a tenté littéralement d’effacer la Palestine, une confrontation qui a culminé en 1970 dans le bain de sang de « Septembre noir », avec des milliers de morts à Amman. Mais depuis 1988, le roi Hussein puis son fils Abdallah II ont abandonné toute revendication sur la Cisjordanie, et soutiennent au contraire avec constance les aspirations palestiniennes à un Etat indépendant.

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En revanche, le régime Assad en Syrie n’a pas renoncé à faire main basse sur la question palestinienne, avec les guerres menées contre l’OLP au Liban en 1976 puis en 1983, et l’appui actuel de Damas au Hamas et aux factions « dissidentes » opposées à l’OLP.
Quant aux autres régimes arabes, leur soutien à la cause palestinienne était déjà largement déclamatoire face à l’invasion israélienne du Liban en 1982, lors de la Première Intifada de 1987-1993 comme de la Seconde de 2000-2005, ainsi que durant les précédentes guerres de Gaza. La nouveauté réside dans le lien désormais établi par l’Arabie saoudite entre l’éventuelle normalisation de ses liens avec Israël et l’établissement d’un Etat palestinien, alors que les accords d’Abraham ont jusqu’ici ignoré la question palestinienne.

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• Comment expliquez-vous la permanence des cycles de violence internes qui déchirent le mouvement palestinien ? Est-ce que les Palestiniens peuvent échapper à l’emprise de plus en plus forte de l’islamisme sur leur cause, notamment via le Hamas ?

La virulence du factionnalisme palestinien est en effet une des découvertes les plus frappantes de ma recherche. La structuration de la société traditionnelle en hamoula, parfois traduit par clan ou famille élargie, s’est préservée comme mécanisme de survie collective pour les réfugiés palestiniens, qui avaient tout perdu sauf cette solidarité de proximité. Quant aux factions palestiniennes, les contraintes de la lutte armée et de la clandestinité en ont aggravé le sectarisme, sur fond de guerres par procuration entre les différents régimes arabes qui les parrainaient.

Mais il ne faut pas oublier que c’est Israël qui, à partir de 1973, a très consciemment encouragé l’islamisme palestinien, comme contrepoids au nationalisme de l’OLP. Ce jeu avec le feu s’est poursuivi même après la transformation en 1987 de la branche palestinienne des Frères musulmans en Hamas. Et lorsque le Premier ministre Sharon refuse de négocier avec l’OLP le retrait israélien de Gaza en 2005, il sait qu’il favorise le Hamas, qui devient maître de l’enclave deux ans plus tard. A l’inverse, toute perspective de paix affaiblira d’autant les islamistes au profit des nationalistes, sur une scène palestinienne aussi fluide que la scène israélienne en ces temps de recomposition.

• Est-ce que, malgré le traumatisme collectif des attaques terroristes du 7 octobre, puis de la guerre de Gaza, la solution à deux Etats a encore une chance d’aboutir ?

C’est précisément l’épouvante actuelle qui confère à la solution à deux Etats un caractère d’urgence pratiquement existentielle. Les deux peuples ne peuvent plus être laissés face à face sous peine de s’entraîner l’un l’autre dans une spirale destructrice où chaque affrontement sera plus effroyable que le précédent. Le conflit israélo-palestinien n’est pas un jeu à somme nulle où les pertes de l’un se traduisent mécaniquement en gains pour l’autre, puisque Israël a connu la pire épreuve de son histoire au moment même où le rapport de force en sa faveur était écrasant.

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Et s’il y a une leçon à tirer de l’échec du processus de paix de 1993-2000, c’est qu’il faut travailler d’emblée sur le statut final, sans période intérimaire, et avec une implication internationale à la fois volontariste et équilibrée. L’Union européenne a un rôle majeur à jouer en tant que puissance de normes et de droit dans un conflit qui a plus que jamais besoin de normes et de droit pour être réglé. Mais soyons clairs, ce processus de paix, même s’il est couronné de succès, ne fera que négocier les conditions de la défaite palestinienne. Et seule la solution à deux Etats permettra à Israël de se proclamer enfin vainqueur. D’où le sous-titre de mon livre « Et pourquoi Israël n’a pas gagné ».

◗ Comment la Palestine fut perdue Et pourquoi Israël n’a pas gagné, de Jean-Pierre Filiu (Seuil, 432 pages, 24 euros).

Propos recueillis par Sara Daniel