Giuliano da Empoli : « Les fake news, c’est comme la junk food, c’est addictif »
Par Sarah Diffalah
Au festival du « Nouvel Obs », l’auteur du « Mage du Kremlin » a débattu avec la philosophe Cynthia Fleury de la démocratie à l’ère des fake news.
Publié dans le Nouvel Obs le 23 novembre 2024, mis à jour le 25 novembre 2024
L’écrivain Giuliano da Empoli, le journaliste Xavier de La Porte et la philosophe Cynthia Fleury.
(Arthur Gau pour "Le Nouvel Obs")
Qui mieux qu’une soignante de la démocratie, spécialiste de ses pathologies, et un visionnaire, fin observateur de nos systèmes politiques, pour débattre d’une des plus grandes maladies du siècle : les fake news ? A l’occasion du Festival du « Nouvel Obs », Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, et Giuliano da Empoli, romancier https://www.larcenciel.be/ecrire/?exec=article_edit&new=oui&id_rubrique=219#à succès (« le Mage du Kremlin », « les Ingénieurs du chaos »), ont tenté de trouver un remède après avoir posé cet inquiétant diagnostic. « Comment faire démocratie quand il n’y a pas de vérité commune, quand la démocratie est malmenée par les expressions diffusées sur les réseaux sociaux ? », se sont-ils interrogés, dans le cadre somptueux de la salle Joséphine-Baker du Théâtre de la Concorde.
Au festival du « Nouvel Obs », l’auteur du « Mage du Kremlin » a débattu avec la philosophe Cynthia Fleury de la démocratie à l’ère des fake news.
Pour aller plus loin
Dossier Le Festival du « Nouvel Obs »
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VOIR P.-S.
Les rumeurs et les mensonges sont inhérents à la vie politique depuis toujours. "L’usage perverti de la parole et de l’information est consubstantiel à la création démocratique", énonce Cynthia Fleury, qui fait remonter le phénomène à l’époque de Platon. Alors pourquoi s’en inquiéter ? "D’abord parce qu’il existe aujourd’hui une logique économique et algorithmique dédiée à la mise à mal de nos régimes d’attention et d’information, avec un combat qui est compliqué car l’outil processe à une vitesse de plus en plus rapide et qui surproduit de la désinformation", explique la philosophe. En conséquence de quoi, cela produit donc "l’ère du soupçon systémique qui entraîne du doute paranoïaque, des individus fébriles sur la possibilité même de la confiance. C’est une mise à mort d’une société qui fait concorde."
Giuliano da Empoli constate, lui, la convergence des plateformes internet – à l’origine apolitiques, et qui ne sont pas régulées – et certains leaders politiques. "Notre vie publique se déplace de plus en plus d’un espace réglé avec des normes à un espace qui est comme un Etat en faillite, où les lois sont faites par des seigneurs de la guerre que sont des entrepreneurs de la tech, motivés par le profit, et désormais, un peu plus", explique le romancier.
"Plus vous avez de la désinformation, plus il y a une érosion de la confiance."
Pourquoi les efforts, des journalistes notamment, pour contrer ces fausses informations ne portent-ils pas leurs fruits ? Pour Giuliano da Empoli, parce que "les fake news ne sont que la pointe de l’iceberg. Ce que font ces médias, c’est une forme de pondération de faits réels ou non, qui fait que chacun d’entre nous est enfermé dans une bulle de plus en plus personnalisée. Ces instruments ont un pouvoir extraordinaire pour travailler sur les préjugés."
De son côté, Cynthia Fleury explique que le travail de vérification ne peut pas fonctionner à l’instant T et dans l’émotionnel (d’un scrutin par exemple), mais seulement sur le temps long, grâce notamment à l’éducation. "Le fact-checking est un outil intéressant et important. Mais la désinformation est aussi la matrice nocive d’une quantité de boucles entropiques et de dysfonctionnements. Plus vous avez de la désinformation, plus il y a une érosion de la confiance."
Qui et quoi alors pour mener la bataille ? Cynthia Fleury pense que nous pouvons tous prendre notre part afin de proposer une « régulation en démultipliant qui sera des espaces (des nouvelles arènes publiques) qui seront ressentis comme la protection même d’espaces parrèsiastiques ». Moins optimiste, Giuliano da Empoli, pointe « les effets d’entonnoir des réseaux sociaux ». Mais conclut :
"Les fake news, c’est comme la junk food, c’est addictif. Mais la société se rend compte que manger toujours au McDo, ce n’est pas bon… On pourrait faire la même chose avec l’information."
Par Sarah Diffalah
A l’occasion des 60 ans du « Nouvel Obs » et de notre dossier sur le pouvoir de la joie, l’auteur du « Mage du Kremlin » explique comment il se protège par la déconnexion.
"La clé, pour moi, c’est la déconnexion"
"Cela permet de s’extraire du marasme, d’interrompre la contagion de l’hystérie, qui se renforce de connexion en connexion… Quand il se produit un choc, comme l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, le mieux est de marquer un temps d’arrêt. Le 6 novembre au matin, quand on a su qu’il avait gagné, j’ai écouté son discours et je me suis dit : “Stop, je coupe : à partir d’ici il n’y aura que des commentaires.” De toute façon, l’écosystème d’internet et des réseaux sociaux n’est qu’une gigantesque machine publicitaire pour les messages les plus extrêmes. Dans ces conditions, si vous réagissez à une victoire écrasante de gens avec lesquels vous êtes en profond désaccord en disant : “Tout le monde est manifestement stupide ou mauvais”, au lieu d’éprouver une vraie curiosité et l’exigence d’une réflexion, vous faites partie du problème. Ce n’est qu’en me coupant de l’agitation du moment que je parviens à me recentrer et à recréer une forme de curiosité. Sinon, c’est la nausée. »
Populisme, fake news, algorithmes… Entretien avec Giuliano da Empoli, le décodeur du chaos.
Nouvel Obs
Propos recueillis par Xavier de La Porte, Nathalie Funès et Grégoire Leménager (directeur adjoint de la rédaction)
Reprise d’un article paru il y a un an : publié dans le Nouvel Obs le 3 janvier 2024
Extraits
(Pour lire l’entretien complet, voir le pdf ci-joint)
A l’âge de l’intelligence artificielle, qui brouille chaque jour un peu plus la frontière entre vrai et faux, au moment où le conflit israélo-palestinien polarise plus que jamais nos sociétés, « les Ingénieurs du chaos » n’en offre pas moins un cadre puissant pour appréhender à la fois la montée en puissance de l’extrême droite dans toute l’Europe, le retour en force de Trump aux Etats-Unis, la bollorisation des esprits en France, le fonctionnement de plus en plus délirant des réseaux sociaux, et le sentiment de vivre, globalement, dans un monde devenu fou. « L’état typique de l’intellectuel progressiste est aujourd’hui la stupeur », écrivait déjà da Empoli en 2007 dans « la Peste et l’Orgie ».
Comment s’arracher à cette stupeur paralysante ? Comment lutter contre le chaos qui vient ? D’abord en examinant précisément ses ressorts, ses acteurs et ses logiques propres, pour savoir de quoi l’on parle et essayer d’être plus clairvoyant. L’intelligence de Giuliano da Empoli est, peut-être, l’une des rares bonnes nouvelles du moment face aux défis qui nous attendent. Ecoutons-le.
(…)
Quand vous avez publié « les Ingénieurs du chaos », en 2019, « le monde n’était pas encore sorti de ses gonds », précise votre postface. Avez-vous été visionnaire ?
Giuliano da Empoli Quand a débuté l’épidémie de Covid, on a cru en un retour à la rationalité et à une forme d’expertise. C’était le choc du réel. Trois ans après, on constate qu’en fait le virus est venu plutôt amplifier des fractures et des dynamiques préexistantes. Et le constat que faisait mon livre a été confirmé : la politique ressemble de plus en plus aux plateformes internet et aux réseaux sociaux. Ce qu’on peut résumer par : colère + algorithmes = chaos. Evidemment il s’agit d’une théorie. Mais je pense qu’elle n’a pas été fondamentalement démentie et s’applique mieux aujourd’hui qu’il y a trois ou quatre ans…
Pouvez-vous détailler cette théorie ?
Les « ingénieurs du chaos » sont des entrepreneurs politiques – consultants, conseillers, spin doctors, leaders – qui adaptent la politique au fonctionnement des plateformes numériques. Il faut comprendre que celles-ci ne s’intéressent ni au vrai, ni au faux, ni à la cohérence entre ce qui est dit aujourd’hui et demain. Elles n’attachent d’importance qu’à une seule valeur : l’engagement, c’est-à-dire le fait de générer des émotions qui vont vous retenir et vous inciter à réagir sous forme de « like », de partages, de posts. Les « ingénieurs du chaos » partent ainsi de colères réelles – car il est difficile d’en générer des artificielles – qu’ils multiplient et approfondissent grâce à des instruments beaucoup plus fins que par le passé. En créant des contradictions, des clashs, ils font émerger de nouvelles majorités qui ne naissent plus d’une convergence vers le centre, comme dans la politique classique, mais d’une attraction vers les extrêmes. J’appelle ça la « politique quantique ».
Comment cela fonctionne-t-il ?
Un exemple symptomatique est un discours de Donald Trump en 2019. Il annonce que, pour protéger les Américains de l’immigration, il construit un mur à la frontière du Colorado et du Mexique. Sauf qu’il n’y a pas de frontière entre le Colorado et le Mexique. Examiné au prisme des lois de la vieille politique, un tel propos est ridicule et décrédibilisant, c’est d’ailleurs la lecture qu’en font les démocrates et les grands médias américains. Mais ça ne gêne pas tellement au-delà de ces cercles.
Je ne dis pas que Trump a fait sciemment cette erreur, mais force est de constater qu’elle a eu des effets positifs pour lui. D’abord, même si c’est dans un contexte absurde, la question du mur revient dans le débat public, dont Trump impose le cadre, le « frame ». Ensuite, il poursuit son travail d’humiliation de l’« establishment », grande promesse de tous les populistes. Produire l’absurde, déclencher des indignations outrées de gens dits sérieux, c’est un moyen de ridiculiser les médias mainstream, les experts, les élites… – qu’il hait – et de rallier à lui ceux qui les détestent tout autant. Il donne aussi l’impression de rétablir une ambition perdue : le volontarisme politique. Les nationaux-populistes disent que rien n’est impossible, que tout est permis… Enfin, il fédère une tribu. Pour accepter de croire – contre toute évidence – qu’il y a une frontière entre le Colorado et le Mexique, il faut se reconnaître fortement dans une communauté. Beaucoup de gens ont l’impression de ne plus appartenir à un collectif. Trump leur en offre un.
A quelle colère s’arriment ces mouvements, qui naissent dans des pays et des contextes différents ?
Le point commun, c’est le sentiment de perdre le contrôle sur sa vie. Le pouvoir de décider est primordial. Si on donne aux pensionnaires d’une maison de retraite le choix des repas ou de ce qu’ils accrochent au mur de leur chambre, on prolonge leur vie. La peur naît quand vous avez l’impression de perdre toute maîtrise – économique parce que vous n’arrivez plus à boucler vos fins de mois, sécuritaire parce que le quartier où vous vous promeniez vous semble désormais menaçant… Mais cette peur n’est pas une bonne arme : elle paralyse, elle est conservatrice. Si vous voulez faire approuver le Brexit, ce n’est pas avec la peur qu’il faut jouer. Les nationaux-populistes lui préfèrent la colère, qui porte à prendre des risques, à faire des paris. Il y a une offre et une demande dans ce processus. C’est ce qu’illustre le philosophe allemand Peter Sloterdijk quand il parle de « banques de colère ». Durant tout le XXe siècle, les partis de gauche ont récupéré la colère pour l’insérer dans un projet politique. Puis ces mouvements ont perdu de leur force. La colère est restée comme à l’état de nature, elle a grandi avec les évolutions du monde du travail, des inégalités… Sont apparus de nouveaux entrepreneurs politiques qui ont su l’exploiter, des leaders charismatiques – plus ou moins improbables – qui ont fait des promesses « dégagistes », comme vous dites en France.
Parmi les leviers, l’un est commun à tous ces mouvements : la lutte contre l’immigration. Les nationaux-populistes en font leur cheval de bataille…
C’est le grand thème fédérateur. A deux niveaux. D’abord, il fédère les insécurités et les colères en leur trouvant une cause commune : vous n’avez pas de travail, c’est parce que les étrangers prennent votre boulot ; l’Etat-providence n’est plus soutenable, c’est à cause de l’aide aux étrangers ; vous faites la queue à l’hôpital, c’est parce que les services d’urgence sont encombrés de sans-papiers ; il y a de la délinquance, c’est du fait des immigrés ; du terrorisme, en raison des migrants ; vous n’avez plus le droit de vous exprimer librement, c’est pour préserver la sensibilité de ceux qui n’ont pas la même culture… Ensuite, sur un plan plus politique, le thème de l’immigration permet d’attirer des gens de gauche vers l’extrême droite voire, dans certains cas, de fédérer les deux. En Italie, la jonction entre le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo – dont l’ADN était plutôt à gauche – et la Ligue de Matteo Salvini – clairement d’extrême droite – s’est faite autour de la lutte contre l’immigration. C’est le levier le plus fort de l’ingénierie du chaos.
(…)
Cette conception de la liberté ne résonne-t-elle pas avec celle que défendent les réseaux sociaux ? On pense à la façon dont Elon Musk transforme X (ex-Twitter) depuis qu’il en est propriétaire…
Musk est le champion de ce que je décris. Il défend la liberté d’expression, la possibilité d’avoir d’autres points de vue, d’être transgressif, même en étant raciste et sexiste. La transgression devient une valeur supérieure, le comble du cool. Il y a un retournement extraordinaire et redoutable : l’approche réactionnaire s’est revitalisée dans la transgression, la coolitude et la modernité technologique. Au-delà des contradictions évidentes. Prenez le polémiste britannique Milo Yiannopoulos : il est gay, star des réseaux, branché, mais il a travaillé pour Steve Bannon, soutenu Trump et dirigé la campagne du rappeur noir Kanye West, un temps candidat à la Maison-Blanche. C’est une sorte de punk nazi. Il est raciste mais aide un candidat noir. Il est gay mais soutient un président machiste et passablement homophobe. Il incarne le chaos.
Le nouveau président argentin Javier Milei aussi, non ?
Il faut se garder de considérer les victoires des nationaux-populistes uniquement comme des réussites de l’ingénierie du chaos. Milei s’inscrit bien sûr dans cette dynamique : c’est « el Loco » – « le fou » – dans ce qu’il dit, fait et représente. Mais gagne-t-il pour cette raison ? Il gagne surtout parce que l’Argentine subit 140 % d’inflation et que la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Imaginez-vous Argentin, vous faites quoi ? Vous continuez de voter pour les mêmes, qui n’arrivent à rien, ou pour « le fou » ? Il y a un seuil à partir duquel il devient presque plus rationnel de voter pour « le fou ».
Ce n’est pas encore le cas en Europe. Mais arrivera-t-on un jour à un tel niveau d’insatisfaction et de défiance que le chaos, le clown, le carnaval deviendront préférables à la normalité ? La culture du divertissement, dans laquelle nous vivons, se déploie aussi en politique. Là encore, Beppe Grillo en Italie est emblématique. Au départ, c’est un comique qui fait du stand-up et n’a pas de discours politique. Trump aussi, à sa manière, est un showman. Et on retrouve ce côté spectacle chez Bolsonaro.
Trump a été battu en 2020… mais le voilà favori des primaires républicaines et il pourrait même, sauf empêchements judiciaires, devancer Joe Biden à la présidentielle de 2024.
Notez que, quand ils sont battus, ces leaders nationaux-populistes le sont avant tout par eux-mêmes. Ils en font trop, les gens en ont marre et reviennent à du classique, aux élites traditionnelles : Biden aux Etats-Unis, Lula au Brésil, les technocrates en Italie. Mais ceux-là ne proposent rien de nouveau : juste de baisser le son, le niveau d’agressivité et d’agitation, de faire une pause.
(...)
La Russie de Poutine, vous vous êtes justement intéressé à elle dans « le Mage du Kremlin ». N’est-elle pas le grand ordonnateur de ce chaos ?
Il ne faut pas exagérer. Les stratèges du chaos n’ont pas le pouvoir de générer les situations, seulement d’en profiter. Les Russes le font depuis des années. Ils exploitent une nouvelle écologie médiatique qui promeut les contenus extrémistes pour polariser les débats dans des sociétés qui portent déjà en elles cette polarisation. On ne sait jamais si la violence de ces débats reflète leur place dans la société, le fonctionnement des réseaux ou le travail des « bots » russes. Mais à la fin, ça produit le même effet que lorsqu’on tord un fil de fer dans un sens puis dans l’autre : il se casse.
Mais dans quel but ?
Si vous n’avez pas la force d’imposer votre ordre, il vous reste la possibilité d’infliger le désordre. C’est même beaucoup plus facile. Poutine voulait imposer son ordre à l’Ukraine - souvenez-vous qu’au moment de l’invasion Viktor Ianoukovitch, l’ancien président de l’Ukraine, se tenait prêt à Minsk, en Biélorussie, à remplacer Zelensky. Ça n’a pas été possible. Mais Poutine peut imposer durablement son chaos à l’Ukraine et à ceux qu’il voit comme ses ennemis, « l’Occident collectif », comme il dit. Il attise les débats nationaux dans les médias et sur les réseaux, avec, notamment, la célèbre usine à trolls de Saint-Pétersbourg qui a été remplacée par d’autres officines, il finance des partis, intervient dans des campagnes politiques… Enfin, il a probablement compris que l’invasion de l’Ukraine était une erreur, mais il a su l’exploiter pour fédérer les Russes autour de lui et justifier une politique encore plus répressive.
(...)
A la fin du « Mage de Kremlin », vous évoquiez l’intelligence artificielle, sur laquelle vous travaillez actuellement. Va-t-elle faire évoluer encore ces « réalités diverses » ?
Ecoutez, la réalité a-t-elle toujours été perçue différemment selon la position, le milieu, la culture, les interactions ? Oui. Y a-t-il eu un jour consensus sur la vérité ? Probablement jamais. Mais ce qui a changé, encore une fois, ce sont les plateformes qui disposent d’outils chirurgicaux pour adresser des messages à des publics ciblés et être au plus près de leurs désirs. La logique est celle de l’extrême fragmentation, de la granularité. Si vous faites cela avec l’information, vous pouvez le récupérer sur un plan politique. C’est ainsi que peu avant le Brexit, les « animalistes » ont reçu sur Facebook un message dénonçant les réglementations européennes qui s’en prennent aux droits des animaux, tandis que les chasseurs en recevaient un contre les réglementations européennes qui protègent les animaux… Mais je parle là d’outils primitifs, de la préhistoire d’un fonctionnement qui pourrait connaître une accélération considérable avec les possibilités offertes par l’Intelligence artificielle.
Le problème, c’est que nous avons tendance à regarder tout cela comme si nous n’étions pas nous-mêmes dans des bulles. On s’imagine être, contrairement aux électeurs de Trump, dans la tolérance, la compréhension, le sens de l’Histoire, mais nous aussi sommes avant tout dans une bulle. Et la casser demande un effort terrible, c’est un gigantesque exercice d’humilité. Ramener les autres à la folie est trop facile. Très rares sont les vrais fous, beaucoup plus nombreux sont ceux qui se fondent pour raisonner sur une autre réalité. Il faut prendre au sérieux ces raisonnements, comprendre leurs processus. Comme l’écrit le philosophe allemand Carl Schmitt [adhérent du parti nazi de 1933 à 1936, NDLR] : « Le défaut du vainqueur est de n’avoir aucune curiosité pour le perdant. »
(...)
Les extrêmes prennent la place du centre. A partir d’un certain niveau de défiance, de ras-le-bol, de colère, de sentiment d’impuissance, la bascule s’opère. Mais aux Etats-Unis par exemple, je ne crois pas qu’un retour de Trump au pouvoir signifie la fin de la démocratie. Elle y est malgré tout très enracinée, il y a beaucoup de contre-pouvoirs. Et c’est valable aussi en Europe. (…)
Comment lutter contre la montée du populisme ? Faut-il que les gauches redeviennent des « banques de la colère » ?
Il faut trouver des réponses politiques à la colère, c’est certain. Mais je ne fais plus de politique : il est beaucoup plus facile de dire que de faire… Simplement, quant aux algorithmes, il n’y a pas de fatalité. La régulation est possible et celle qui commence à être mise en œuvre dans l’Union européenne en est la preuve. Le DSA (Digital Services Act) est un outil puissant. Il impose la transparence, il ouvre la boîte noire des plateformes et donne des instruments pour les rendre plus vertueuses. Il faut lutter contre la ridicule soumission du politique à la technologie, et rétablir une cohérence entre le fonctionnement des plateformes et un débat politique soutenable. Il n’y a aucune raison pour qu’on ne puisse pas le faire.
(Pour lire l’entretien complet, voir le pdf ci-joint)