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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Felwine Sarr : « Le temps des sociétés n’est pas celui des individus impatients »
Imagine n° 149 - mars-avril 2022
Article mis en ligne le 21 juin 2022

Economiste, philosophe, poète, écrivain, musicien... l’auteur sénégalais Felwine Sarr participe à une pensée qui jette les bases d’un monde plus harmonieux où coexisteraient une diversité de cultures multiples et des communautés en lien avec le vivant : une pensée “décoloniale” universaliste.

Son ouvrage L’économie à venir et son roman Les lieux qu’habitent mes rêves, esquissent ou renforcent les chemins possibles d’une autre humanité.

Extraits d’un dialogue de Felwine Sarr avec Gaël Giraud, paru dans Imagine de mars-avril 2022 (pages 88 à 93)

Selon mon habitude, j’ai souligné les passages à mes yeux les plus significatifs. Mais l’article entier est à lire dans IMAGINE
Voir aussi, un entretien passionnant de Thomas Gmür et Benjamin Gaillard avec Feldwin Sarr, "L’économie à venir, un djihâd intérieur" dont je vais reprendre des extraits sur mon blog. [1]


Le texte Traces, discours aux Nations africaines a été écrit en 2018 pour le Théâtre de Namur où il vient d’être rejoué. Ce vibrant plaidoyer, salué et primé sur le plan international, reprend certains thèmes développés dans votre essai Afrotopia. [2]

 Il y a en effet un lien de filiation entre Afrotopia et Traces, qui essaie d’articuler sous une autre forme les contenus de l’essai, de manière plus mythique ou poétique.

Je sens depuis quelques années dans la diaspora africaine, chez les jeunes, le désir de renouveler le récit sur eux-mêmes et sur leur place dans le monde. Ils ne souhaitent plus être enfermés dans des catégories devenues obsolètes, qui ne reflètent pas la dynamique de leur vie et la manière dont ils se perçoivent - pauvreté, non-développement ou des termes que le racisme emploie. Je sens chez eux un désir de se représenter différemment. (...) Ils souhaitent redéfinir les modalités de leur présence au monde.

Cette utopie qui souhaiterait faire craquer les ordres anciens, comment s’ancre-t-elle dans le réel en Afrique ?

 Je connais beaucoup de jeunes qui se réclament de 1a génération Afrotopia. Ils revendiquent cette idée d’être celles et ceux qui élaborent les métaphores du futur tout en étant dans la fabrique du présent.

(...) En tant qu’économiste de formation, je vois bien l’intérêt de l’économie et de l’ordre économique, mais ce discours a eu une tendance hégémonique dans l’espace des représentations. Or, ce qui fait bouger les ordres, qu’ils soient économiques, écologiques ou politiques, ce sont les représentations et les imaginaires. (...)
Les arts, les lettres, le cinéma, la littérature, la pensée sont des lieux de travail fondamentaux. Ceux qui disent qu’on a trop pensé, trop parlé, se trompent. Justement, nous n’avons pas assez imaginé. Nous n’avons pas assez pensé. Nous n’avons pas été assez créatifs pour bousculer l’ordre du réel et faire advenir dans le temps de l’histoire ce monde auquel nous aspirons. Ce monde n’est pas compliqué. C’est un monde où les individus seraient libres d’un certain nombre de contraintes, où ils auraient accès à des espaces d’émancipation pour construire des rapports harmonieux avec le tout. Cette aspiration est universelle, c’est celle que je vois dans les mouvements de lutte qui aspirent à construire un monde commun aux humains, aux non-humains et au vivant dans sa globalité.

Comment sortir de la prédation des ressources, du mirage que constitue le modèle occidental pour une bonne partie des Africains et éviter à l’Afrique de s’enfoncer dans une impasse écologique et sociale ?

 L’auteur indien Pankaj Mishra a bien décrit le désir d’Occident, la manière selon laquelle ce dernier a vendu au monde son modèle économique, social et culturel, a habité les imaginaires et signifié la modernité. Le grand défi, c’est de regarder avec lucidité la modernité dite occidentale pour ne pas reproduire ses erreurs. Si nous sommes une commune humanité, embarquée dans le train de l’histoire, nous devons apprendre de cette expérience, avec grande intelligence, et ne pas répliquer un modèle de dévastation de la planète qui ne nous offre pas d’horizon. Si nous voulons, comme le dit Frantz Fanon, porter l’humanité à un autre niveau, nous devons tirer les leçons de ce mouvement-là pour ne pas le reproduire dans sa face obscure.

« Ce n’est pas l’économie néolibérale qui nourrit les Africains. 65 % d’entre eux sont nourris par l’économie informelle »

Beaucoup de nos sociétés sont attirées par cette modernité occidentale en fermant les yeux sur ses coûts en termes de perte de biodiversité notamment. C’est là où nous devons avoir une conscience écologique beaucoup plus aiguë et proposer un laboratoire pour répondre à nos besoins sans scier la branche sur laquelle nous sommes assis. C’est de ce désir aveugle d’Occident que nous devons sortir. C’est un travail de dissémination, de propositions de vie, de société, qui ne peut pas emprunter à cet imaginaire-là.

Quels seraient les modèles d’inspiration ?

 Un des grands enjeux de notre temps est de faire coexister plusieurs cultures de haute fréquence qui échangent et dialoguent plutôt que de mettre en avant une seule culture homogène de très basse fréquence. Il convient donc de ne pas proposer un modèle global, mais de travailler la coexistence d’une pluralité de rapports au monde pertinents sur les territoires et qui peuvent mutuellement se féconder sans le désir d’être un modèle hégémonique. (...)

Bio express

Né en 1972, Felwine Sarr fait partie d’une famille de huit enfants dont plusieurs sont artistes comme la musicienne et poète Ngnima Sarr. Il passe une partie de son enfance à Strasbourg, sur les traces de son père militaire, avant de revenir au Sénégal et puis de repartir en France pour ses études supérieures. Ancien doyen de la faculté des sciences économiques à l’université Gaston-Berger (UGB) de Saint-Louis, il a rejoint la Duke University, aux Etats-Unis, pour y enseigner depuis 2020 la philosophie africaine contemporaine et diasporique. Primé pour ses recherches, Felwine Sarr est auteur ou co-auteur de très nombreux ouvrages. Il a notamment écrit Afrotopia (2016), Habiter le monde (2017) ou Ecrire l’Afrique-Monde avec Achille Mbembe, L’économie à venir (2021) et Les lieux qu’habitent mes rêves (2022).

Qu’est-ce qui est pertinent dans l’écosystème des iles du Siné Saloum au Sénégal ? En Colombie du Nord ? Dans la taïga et la toundra ? Les sociétés n’ont pas attendu les chercheurs en sciences sociales pour expérimenter des choses. Et c’est peut-être nous qui devons-nous mettre à l’écoute de ce que ces sociétés nous proposent pour mieux les comprendre et en faire théorie. Ce n’est pas l’économie néolibérale qui nourrit les Africains : 65 % d’entre eux sont nourris par une économie inadéquatement nommée informelle. Cette économie suit d’autres codes. Elle a une part universelle et une part spécifique que nous voulons formaliser.(...)

« On a le choix de réinventer la relation et de réinventer l’économie de l’échange dans une géographie beaucoup plus équitable et respectueuse »

Vous évoquez une Afrique qui n’a rien à rattraper. Pour sortir de la dépendance, la politologue belgo-rwandaise Olivia Rutazibwa plaide ni plus ni moins pour l’abolition de l’aide au développement. Rejoignez-vous cette position ?

 Olivia Rutazibwa a raison. Sa radicalité prend les choses à la racine. J’ajouterais à ces travaux ceux de l’économiste tanzanienne Dambisa Moyo et de la politologue camerounaise Nadine Machikou qui ont travaillé sur l’aide et l’impérialisme compassionnel. Ce que ces trois chercheuses-la disent, c’est que la principale modalité de relation du continent africain avec le reste du monde se fait sous le mode dominant de la compassion. On est dans un rapport où l’on vous veut du bien, mais en vous voulant du bien, on vous dépossède de votre initiative. Fondamentalement, l’aide vous enferme dans une position de subalternité de laquelle vous ne sortez pas. Le temps de l’aide, c’est un temps que vous ne mettez pas à construire votre autonomie, vos compétences, vos capacités. Et quand l’aide se retire, vous vous retrouvez dans l’état antérieur, parce que vous n’avez pas construit les capacités qui vous auraient permis de sortir de la dépendance. C’est l’un des grands sujets du continent.

Vous avez mené avec Bénédicte Savoy, en 2018, un important travail sur la question de la restitution d’une grande partie des dizaines de milliers d’œuvres d’art possédées de manière illégitime par les musées en France. La France vient de restituer vingt-six œuvres du trésor d’Abomey au Bénin. Comment percevez-vous le premier aboutissement de ce travail ?

 Nous sommes très heureux de voir qu’un travail d’ordre académique, théorique, statistique, basé sur des archives, qui interroge aussi l’imaginaire de la présence de ces objets dans les musées occidentaux, a pu avoir un tel effet politique. C’est un premier pas important parce que ces objets sont symboliques. Lorsque nous étions au Bénin, nous avons vu l’attachement des Béninois à ces trésors royaux, à ces sujets-objets et comment ils avaient le sentiment de se reconnecter avec un pan de leur histoire. Nous avons perçu aussi que ce qu’on appelle le patrimoine est une brique fondamentale dans la construction et la réinvention de soi. (...)

« On ne peut pas changer le monde si on continue à glorifier les aspects de la relation qui ont été problématiques pour autrui »

Restituer le patrimoine est une manière de dire qu’il y a eu une histoire coloniale mais qu’aujourd’hui nous établissons des relations sur de nouvelles bases. On a le choix de réinventer la relation et de réinventer l’économie de l’échange dans une géographie repensée, beaucoup plus équitable et plus respectueuse. On a le choix de ne pas reproduire des gestes iniques en les maintenant dans la durée. Et cela participe du désir global de rééquilibrer et de réinventer les relations. Au ministère des Affaires étrangères, on constate le regain des demandes émanant du Mali, du Bénin, du Burkina, de la Côte d’Ivoire, du Tchad .. La France sera bien obligée de répondre par une loi cadre pour permettre de plus grandes restitutions. On est sur le chemin. En Belgique, l’inventaire du musée de Tervueren vient d’être communiqué au Congo et il y a des propositions pour rendre certains objets au Congo. En Allemagne cela avance aussi. Même en Angleterre, où le British Museum refuse les restitutions, il y a des musées universitaires ou privés qui rendent des objets.il semble y avoir une prise de conscience dans les musées occidentaux et une volonté de poser des actes significatifs.

Le mouvement décolonialiste s’est affirmé dans l’espace public ces deux dernières années en revendiquant de faire tomber les statues des oppresseurs. Partagez-vous ces objectifs ?

 Généralement, on fait une confusion entre la mémoire et l’histoire. Lorsqu’on enlève une statue de l’espace public, on ne la fait pas disparaître de l’histoire. L’histoire est là, écrite, archivée. La mémoire, c’est la trace sensible du passé dans le présent. (...)

« Il faut essayer de se baser désormais sur l’intelligence du plus grand nombre et voir comment faire émerger des formes d’ingéniosités sociale et collective »

On ne peut pas changer le monde si on continue à glorifier les aspects de la relation qui ont été problématiques pour autrui. Que veut-on célébrer : les conquêtes coloniales ou les choses qui font progresser l’humanité ? Peut-être vaut-il mieux, plus que les individus, célébrer les groupes et les communautés qui nous ont réellement fait avancer ou les récits tournés vers le futur qui construisent un monde commun.

Vous évoquez l’ancien monde auquel appartiennent encore une bonne partie de ceux qui s’expriment dans la classe politique. Quelles solutions voyez-vous pour revitaliser la démocratie en Europe ?

 Il y a de nombreux travaux et réflexions en cours sur la question de la transformation de la démocratie représentative. Au fond, on pratique toujours une démocratie qui puise sa source chez Périclès et dans la Grèce antique. Rien ne nous oblige à garder les mêmes formes de la délibération si elles ne fonctionnent plus. Si la démocratie dite représentative ne représente plus la grande majorité, mais les élites financières, économiques et intellectuelles ; si par ses processus internes, elle devient moins démocratique, qu’est-ce qui nous empêche de réfléchir à des formes qui assureraient que l’essence démocratique soit en accord avec ces modalités opératoires ? Nous sommes un peu paresseux intellectuellement. Une pluralité d’expériences et de propositions pourraient constituer le socle d’une réflexion qui consiste à dire que la démocratie, c’est la participation du peuple à la configuration de son destin. Donc les citoyens participent, créent des espaces de délibération, influent sur leur vie, sur leur vécu, sur les mécanismes du pouvoir, sur la transmission du pouvoir et l’exercice des contre-pouvoirs.

Comment recréer un nouveau contrat social autour des grands enjeux écologiques et sociaux de notre époque ?

 Résoudre la question démocratique à travers l’opinion du plus grand nombre est désormais insuffisant. Il faut essayer de se baser désormais sur l’intelligence du plus grand nombre, voir comment faire émerger des formes d’ingéniosités sociale et collective, et fonder la société sur ce qu’elle a de mieux. On peut même imaginer des processus délibératifs qui nous font accéder à l’intelligence du groupe plutôt qu’à son opinion, des processus qui sortent du moule et ne nous piègent pas dans la reproduction des élites, qui se représentent elles-mêmes. li y a plein de propositions intéressantes mais on a du mal à quitter une forme pour aller vers d’autres qui seraient beaucoup plus adéquates.

Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir aujourd’hui par rapport au monde et aux attentes que vous avez formulées dans vos ouvrages et à ce qui fait la matrice de votre pensée ?

 Il y a deux choses qui me donnent beaucoup d’espoir. Quand je regarde la sociologie des manifestations pour le climat, ce sont fondamentalement des jeunes qui ont pris en charge cette question-là. On disait que la jeunesse était dépolitisée. C’est peut-être vrai dans une certaine mesure, mais sur cette question-là, elle a été très présente. D’autre part, peu après mon arrivée aux Etats-Unis, j’ai vécu les manifestations après la mort de George Floyd. Dans la rue, ce n’était pas juste les militants de Black Lives Matter ou de la communauté dite noire. C’était une jeunesse blanche anglo-saxonne, libérale qui était là aux côtés de la jeunesse noire et qui ne voulait pas de ce monde qui leur est proposé. Ces deux événements liés au climat et à l’antiracisme donnent de l’espoir, tout en restant lucide sur le chemin qu’il reste à parcourir.

Propos recueillis par Christophe Schoune

Cet entretien est en accès libre sur www.imagine-magazine.com (n° 149)