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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Dans l’intimité du Cheikh al-Alawi (Témoignage du Docteur Carret)
Article mis en ligne le 8 août 2018

Le témoignage du Docteur Carret n’a nul besoin de présentation. La lisibilité du texte lui-même nous en dispense. De plus, de larges extraits de celui-ci constituent le premier chapitre du livre très connu et partout apprécié de M. Martin Lings, intitulé « Un Saint Musulman du XXe siècle » (cf. Note 1). Cet ouvrage est d’ailleurs jusqu’à présent le seul qui existe en une langue occidentale concernant le Cheikh et son œuvre, et il demeure d’une grande utilité. Il faut savoir toutefois qu’il est exclusivement axé sur l’aspect soufi de l’enseignement du Cheikh, c’est-à-dire le plus rétif à la connaissance simplement intellectuelle, et, partant, ce n’est qu’une approche pour une compréhension extérieure de la doctrine soufie. Car le taçawwuf ou Soufisme ne se transmet guère que d’un Maître régulier à un disciple éprouvé, et jamais autrement.

Le Docteur Carret fut le médecin du Cheikh et il était devenu un ami et un intime de la Zawiya (lieu de réunion des foqara) sans cependant jamais faire partie de la confrérie.

Texte du Dr Carret

Extraits Michel Simonis

Je rencontrai pour la première fois le Cheikh Al-Alawi au printemps de 1920. Ce ne fut pas par hasard. J’avais été appelé auprès de lui comme médecin. Je n’étais alors installé à Mostaganem que depuis quelques mois.

Quel motif avait pu inciter le Cheikh à consulter un médecin, lui qui attachait si peu d’importance à nos petites misères corporelles ? Et pour quelle raison m’avait-il choisi, parmi tant d’autres, moi, nouveau venu ?

Je l’ai su plus tard par lui-même. Peu de temps après mon arrivée à Mostaganem, j’avais installé dans la ville arabe de Tidjditt, exclusivement à l’usage des musulmans, une infirmerie, où je venais trois fois par semaine donner des consultations pour un prix minime. Les indigènes éprouvent une répugnance instinctive pour les dispensaires administratifs. Mon infirmerie installée dans leur ville, chez eux et disposée conformément à leurs goûts et à leurs coutumes, fut un succès. Des échos en parvinrent aux oreilles du Cheikh.

Cette initiative d’un médecin français nouvellement débarqué, qui, contrairement à la plupart des Européens, semblait ne pas considérer les Musulmans de toute la hauteur d’un orgueil méprisant, attira son attention. Sans que je le susse, et sans la moindre tentative d’investigation de sa part, il était bénévolement renseigné par les disciples, sur ma personne, mes faits et gestes, ma façon d’agir envers les malades, et mon attitude sympathique à l’égard des musulmans.
(…)
— « Quelle est donc votre religion » ?
— « Je n’en ai aucune ».
Il y eut un silence. Puis le Cheikh prononça :
— « C’est étrange ».
— « Pourquoi étrange ? »
— « Parce que d’ordinaire, les gens qui, comme vous, sont sans religion, se montrent généralement hostiles aux religions. Et vous ne paraissez pas l’être. »
— « En effet. Mais les gens dont vous parlez ont conservé une mentalité religieuse et intolérante. Ils sont restés des inquiets. Ils n’ont pas trouvé dans la perte de leurs croyances la Paix intérieure dont vous parlez. Au contraire. »
— « Et vous ? L’avez-vous trouvée ? »
— « Oui. Parce que je suis allé jusqu’au bout des conséquences, et considère les choses à leur juste valeur et à leur vraie place. »
Il réfléchit assez longuement, puis dit :
— « Cela aussi est étrange. »
— « Quoi donc ? »
— « Que vous soyez arrivé à cette conception par d’autres moyens que ceux de la doctrine. »
— « Quelle doctrine ? »
Il fit un geste vague et se plongea dans sa méditation. Je compris qu’il ne désirait pas en dire plus, et me retirait.
(…)
Dans la suite, chaque fois que nous nous trouvions seuls, la conversation prenait un tour abstrait. Elle consistait souvent en petites phrases sibyllines, prudentes, qui étaient comme autant de petits pas précautionneux dans une demeure qu’on explore, en avançant doucement, et dont on ne veut pas déranger l’habitant. C’était comme un voile qu’on soulève légèrement, un peu, pas trop, pour tâcher d’apercevoir le visage qu’il recouvre, et qu’on laisse retomber avec l’espoir d’en découvrir davantage la prochaine fois.
(…)
C’est ainsi que je fus amené à lui exprimer ma position vis-à-vis des religions. Etant donné que tout homme est troublé par l’énigme de son existence et de son devenir, chacun cherche une explication qui le satisfasse et apaise son esprit. Les religions fournissent une réponse dont se contente le plus grand nombre. De quel droit irais-je troubler ceux qui ont ainsi trouvé le repos spirituel en essayant de leur démontrer que ce qu’ils croient me paraît faux ? D’ailleurs, quel que soit le moyen employé, ou le chemin choisi, pour tâcher d’arriver à la tranquillité de l’esprit. On est toujours obligé de prendre pour point de départ une croyance. La voie scientifique elle-même, qui est celle que j’ai suivie, est basée sur un certain nombre de postulats, c’est-à-dire d’affirmations considérées comme des vérités évidentes, mais cependant indémontrables. Dans toutes les directions il y a une part de croyance, ou très grande ou très minime. Il n’y a de vrai que ce que l’on croit vrai. Chacun suit la direction qui lui convient le mieux. S’il y trouve ce qu’il cherche, pour lui cette direction est la bonne. Toutes se valent. Ici, il m’arrêta, et dit :
— « Non, toutes ne se valent pas. »
Je me tus, attendant une explication. Elle vint.
— « Toutes se valent, reprit-il, si l’on ne considère que l’apaisement. Mais il y a des degrés. Certains s’apaisent avec peu de chose, d’autres sont satisfaits avec la religion, quelques-uns réclament davantage. Il leur faut non seulement l’apaisement, mais la Grande Paix, celle qui donne la plénitude de l’esprit. »
— « Alors, les religions ? »
— « Pour ceux-là, les religions ne sont qu’un point de départ. »
— « Il y a donc quelque chose au-dessus des religions ? »
— « Au-dessus de la religion, il y a la doctrine. »
J’avais déjà entendu ce mot : la doctrine. Mais lorsque je lui avais demandé ce qu’il entendait par là, il avait refusé de répondre. Timidement, je hasardai de nouveau :
— « Quelle doctrine ? » Cette fois, il répondit :
— « Les moyens d’arriver jusqu’à Dieu. »
— « Et quels sont ces moyens ? » Il eut un sourire de pitié.
— « Pourquoi vous les dire, puisque vous n’êtes pas disposé à les suivre ? Si vous veniez à moi comme disciple, je pourrais vous répondre. Mais à quoi bon satisfaire une vaine curiosité ? »
Une autre fois, nous en vînmes incidemment à parler de la prière, que je considérais comme une contradiction chez ceux qui croient en la Souveraine Sagesse.
— « Pourquoi prier ? avais-je demandé. »
— « Je devine votre pensée, dit-il. En principe, vous avez raison. La prière est inutile quand on est en communication directe avec Dieu. Car alors, on sait. Mais elle est utile pour ceux qui aspirent à cette communication, et n’y sont pas encore parvenus. Cependant, même dans ce cas, elle n’est pas indispensable. Il y a d’autres moyens d’arriver à Dieu. »
— « Lesquels ? »
— « L’étude de la doctrine. La méditation ou la contemplation intellectuelle sont parmi les meilleurs et les plus efficaces. Mais ils ne sont pas à la portée de tous. »
(…)
Une fourmi qu’on écrase, influe-t-elle sur la marche du monde ?
— « Le corps sans doute, fit-il. Mais l’esprit ? »
— « En effet, il y a l’esprit. Cette conscience que nous avons de nous-mêmes. Mais nous ne l’avions pas en naissant. Elle s’est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s’est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s’est fortifiée avec lui, comme une résultante des notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu’elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance. »
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le Cheikh me dit :
— « Voulez-vous savoir ce qui vous manque ? »
— « Et quoi donc ? »
— « Il vous manque pour être des nôtres et percevoir la Vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable. »
Un jour, il me demanda à brûle pourpoint :
— « Croyez-vous en Dieu ? » Je répondis :
— « Oui, si vous entendez par là un principe indéfinissable de qui tout dépend et qui sans doute donne un sens à l’Univers. »
Il parut satisfait de ma réponse. J’ajoutai :
— « Mais je considère ce principe comme hors de notre atteinte et de notre entendement. Ce qui m’étonne cependant, c’est de voir que tant de gens, qui se disent ou se croient religieux, et sont persuadés de leur immortalité en Dieu, puissent continuer à attacher de l’importance à leur existence terrestre. Ils ne sont ni logiques ni sincères avec eux-mêmes. Ils font inconsciemment le pari de Pascal, cette suprême lâcheté d’un esprit qui doute. Il semble que si j’avais la certitude d’une autre expérience, le spectacle de la vie sur la terre deviendrait pour moi dépourvu de tout intérêt et parfaitement indifférent. Je ne vivrais plus que dans l’attente de la vraie vie qui m’attendrait de l’autre côté, et comme vos foqara, je me consacrerais entièrement à la méditation. »
Il me considéra longuement comme s’il lisait dans ma pensée. Puis me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement :
— « Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s’élever au-dessus de vous-même. Mais quoi que vous en disiez, et quoi que vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. »

(Tanger, MAI I942 Marcel CARRET)

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