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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
Slogan du site

"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

LE MUSÉE DU PLEIN EMPLOI
Propos délirant un soir de décompression
Article mis en ligne le 1er mai 2017

Un extrait du roman plus ou moins policier "Le vagabond de la Baie de Somme" de Léo Lapointe [1] m’a particulièrement plu par son humour au second degré.
J’ai aimé lire tout le livre mais le ton de cet extrait de quelques pages a quelque chose d’interpellant, de touchant, à travers ce délire humoristique... Une nostalgie pointe, et une critique virulante et larvée de là où semble aller notre monde.
Pas étonnant de voir l’élection présidentielle française révéler l’angoisse d’une population qui se sent à ce point abandonnée...

Il avait un grand projet touristique pour la région. La Lorraine avait le parc des schtroumpfs, le centre avait le futuroscope, la région parisienne Disney et Astérix, le massif central les volcans. Il fallait créer quelque chose de nouveau. Le patron avait son idée là dessus, il assurait la création de centaines d’emplois, mais ne voulait pas dévoiler ses intentions pour ne pas se faire piquer l’idée. Un deuxième pastis et le bienveillant intérêt que portait Paul à ses propos suffirent à lever ses très relatives réticenees.

« Un musée, Monsieur, un musée, mais comme vous n’en avez jamais vu ! Un musée vivant, avec des gens partout !
 Ah bon ? Vous croyez ? Et un musée de quoi ?

LE MUSÉE DU PLEIN EMPLOI... C’est pas génial comme idée ?
Ça, coco, c’est un concept .. Mais comment c’est développé ?

 C’est simple, élémentaire. À l’entrée, tu tapes très fort déjà, tu déstabilises le client, tu le projettes dans un univers inconnu. Tu colles un paquet de nénettes qui vendent des billets, qui discutent : le pékin, il fait pas la queue, il attend pas, ou alors pour le plaisir de la causette... Que maintenant, tu poireautes, mais tu jactes pas, tu t’engueules.

Après, d’un côté un mec dans une guérite qui poinçonne ton ticket et de l’autre. une gonzesse qui s’enferme pour faire son tricot. Et puis une armée de guides, avec des casquettes. Et des types qui balayent, avec celui qui tient le chariot pour ramasser les feuilles mortes et celui qu’est là pour surveiller les deux autres. Et encore des autobus pour la visite, avec le chauffeur et le receveur, le type dans la guitoune vitrée, au fond, celui qui dit tout le temps « avancez, s’il vous plait, avancez dans le fond » et qui tire la cloche quand tout le monde est monté. En route pour la visite des ateliers. Des mecs qui travaillent au tour mécanique. Des bureaux avec des opératrices de saisie, des téléphonistes et des dactylographes et des aides comptables. Une station-service avec des pompistes. Un supermarché de souvenirs, avec des vendeuses à chaque rayon. Un hôtel avec portier, grooms, femmes de chambre, gouvernante par étage et tôlier qui relève les compteurs. Ça, c’est moi, le tôlier. Et encore plein de boutiques, un marchand de disques, un photographe qui développe vraiment des photos, un tailleur qui taille des costards. un bordel qui taille des pipes ...
 Des flics. des flics à vélo, par deux !
 Ouais, ouais, et des facteurs qui montent dans les étages pour donner le courrier, et des postières qui lisent le journal, et des cantonniers de vingt ans qui écrivent leurs mémoires, des anciens légionnaires qui grimpent aux arbres, et des arabes qui rigolent en voyant l’épicier français ouvert à huit heures du soir, des Polonais silicosés, des Italiens maçons, on ferait venir des cars entiers du Portugal pour les voir, un curé aussi, et des enfants de chœur et un bedeau, et une fanfare municipale. un réparateur de vélos, un maréchal-ferrant...
 Un taupier !
 Non, deux taupiers, tu parles, tout le monde aurait son jardin, ses légumes, ses poules. Des taupiers qui se baladent dans la rue bardés de pièges avec des taupes sur la poitrine comme des décorations.

 Des blanchisseuses au lavoir !
 Un coiffeur. une caserne, avec des gradés, des appelés. plein de coiffeurs, des couturières !
 Des bidasses en permission, des cinémas !
 Avec des ouvreuses, des arpenteuses, des resquilleurs !
 Et le mieux. le mieux, la cerise sur le gâteau, le kirsch sur le moka…
 Des apprentis pâtissiers, des boulangères volages, un chef de gare cocu !
 Et les cheminots ! T’oublies les cheminots, et le permanent C.G.T. qui tape ses tracts avec deux doigts sur stencil ! Non mais attends, le meilleur, l’apothéose, clou du spectacle, le feu d’artifice !
 C’est quoi’ ? C’est quoi ! Euh, une télé en noir et blanc avec des speakerines ?
 Mieux que ça, plus fort ! Plus de monde, plus de spectacle !
 Attends, je sais, une guerre, une bonne vraie, avec civils, un exode ! Des bombardements, des charrettes avec des chevaux au galop qui écrasent les fillettes sur des ponts en pierre !
 Tiens, j’avais pas pensé ... Pas mal comme idée, c’est pas ça. C’est juste avant.
 Des pogroms ! Le tailleur serait juif et les gradés iraient casser sa vitrine. Des flambeaux, des grands bûchers sur les places publiques ! Et puis des défilés gardes mobiles, la nuit !
 Non, non, tu y es pas du tout, on fait pas le Puits du fou, pourquoi pas des tournois ou des croisades pendant que tu y es !
 Des gendarmes cloués aux portes des granges ...
 Tu déconnes ! On fait le Musée du plein emploi, un écomusée, mais sans une seule connerie de bestiole, pas un berger, pas de bisons, pas un écologiss’ en laine vierge sur un vélo, pas de loups, pas de saloperies d’oiseaux qui chient sur les barreaux, pas de processions avec des cantiques, pas de corbeaux apprivoisés, non, un écomusée de l’emploi, avec des gens, des travailleurs, des prolétaires, des bourgeois ! L’emploi l’emploi l’emploi !
 Des bonnes sœurs quand même !
 Des bonnes sœurs, oui, mais avec des cornettes !
 Et des collants noirs et des talons aiguilles, j’y tiens
 Si ça t’amuse, mais tu m’empêches de m’exprimer !
 Des religieuses avec des culottes en dentelle, et de l’amidon partout, du vrai amidon. Ah oui, des spectacles aussi, des animations, le jeu des mille Francs et le mec qui tape sur son xylophone pour dire que les trente secondes sont écoulées ! Avec l’instituteur en blouse grise qui se plante sur la question d’histoire et les gosses écroulés de rire dans la salle !
 Ouais ouais. Pas mal. Mais c’est pas ça, le coup de génie, attends, attends ...
 Des vignerons ? Euh, des ramasseurs de feuilles mortes ? Des gardiens de jardins ouvriers ? Des équarrisseurs de chiens errants ? Des voleurs à la roulotte ? Des champions de roulette russe ?
 Non, non et renon, tu y es pas !
 Des tirailleurs sénégalais ? Des sénateurs radicaux-socialistes’ ? Des affuteurs de couteaux, des charcutiers de listes électorales ? Des pêcheurs à pied sec, des sonneurs de trompe. des leveurs de barrière en grève pour obtenir le même horaire que les baisseurs de barrière, des jeteuses de sort, des ramasseuses de poussière, des hercheuses, des galibots, des porions, des briseurs de grève, des diseuses de mauvaise aventure, des anarchistes ...
 Tu y es pas du tout, Tout ça. c’est des petits boulots, ça décore, mais c’est pas le clou du spectacle, la clef de voûte, le ciment de l’architecture, le grain de sable dans la machine à fracturer le social. Non, là, tu me déçois .. Quand y a de l’emploi, qu’est qu’y a pas ?
 Ben, y a pas de fachos ...

 C’est à voir,
 y a pas de guerre ...
 Ouais, mais encore .. C’est élémentaire.
 y a pas de chômage !
 Quand même ! Voilà, tu y es, v’la l’attraction vedette : dans le parc du plein emploi, y a le musée du chômage ! Un bureau de main d’œuvre, à l’ancienne, tout à la main ’videmment, avec du vrai parquet qui grince et des gens qui font la queue et qui chuchotent et deux gonzesses bien moches avachies derrière un bureau en bois, avec une vieille boîte remplie de fiches en carton, en train pointer les cartes de chômage ! ... Tu vois le tableau ? Non t’imagine ? La cinquième dimension ! Les bonnes femmes, elles engueuleraient tout le monde ! “Et toi, fais voir tes mains, t’as de la peinture sous les ongles ? Tu travailles au noir ! Viré ! Radié, ouais Môssieur ! Et toi, tu devais venir de onze heures trente à onze heures quarante cinq, il est quarante six, viré ! Radié ! Tu repasseras te réinscrire. Pis il est presque midi, on ferme ! On n’a pas que ça à faire, faut qu’on mange, on travaille nous, tas de fainéants !”

Euh ... ça marcherait comme attraction, ça ?
Tu parles que ça marcherait ! Je te jure, du feu de dieu. De toute la région, on viendrait. De toute la France ! Ça rappelle tellement de souvenirs, le temps où le chômage se voyait, tu parles, on pouvait se compter dans la rue à poireauter sous la pluie ! Ah, bon dieu, c’était le bon temps. Maintenant, tu te rends compte, tu pointes sur un écran ! C’est quand y a de l’emploi que le chômage se voit ! Maintenant, des chômistes et des R.M.eurs, y en a des millions, mais on les voit plus ! Bientôt, on les comptera plus, ou bien sur l’Europe entière !
Ouais ... Euh, j’ai un peu faim.
(…)

Le vagabond de la Bande de Somme, Léo Lapointe, Ravet-Anceau, 2005, p. 320 à 324