Ces jeunes considérés comme "incasables" nous invitent crûment à voir et à comprendre ce dont ils ont souffert depuis leur prime enfance. Apprenons à décoder la souffrance dès les premiers signes symptomatiques.
Une opinion de Claire De Vriendt-Goldman, pédopsychiatre, membre titulaire de la Société belge de Psychanalyse, auteure de "Lire le nourrisson, une observation clinique par le détail" (Éditions Érès, 2023.).
(Publiée dans La Libre, le 11/3/2025)
Titre et chapô de la rédaction de La Libre. Titre original : "Avant qu’un enfant devienne incasable, quelle maison offrir au bébé qu’il était ?"
Incasable, le terme paraît dégradant parce qu’il suggère que les enfants, comme d’ailleurs les personnes en général, sont à mettre dans des cases. Si le mot case figure ici une catégorie, il garde aussi son sens premier, de sorte qu’incasable signifie qu’il n’est pas de maison qui puisse accueillir l’enfant ainsi qualifié. Or, la question n’est pas de lui trouver la case qui lui convient, quand de façon évidente elle n’existe pas, mais de l’avoir accueilli dans la bonne maison quand il était encore temps.
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Avec des collègues psychologues et pédagogues, nous avons créé au début des années 1990, à l’hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola, une classe maternelle thérapeutique sur un modèle que j’avais connu aux États-Unis et en Suisse. Cette maison était destinée à replacer des enfants atteints de troubles du développement sur une trajectoire qui leur permette de rejoindre l’environnement d’une filière de l’enseignement officiel. Cette classe maternelle offrait une intervention précoce et personnalisée en vue d’une intégration sociale sereine au cours de la scolarité, puis de la vie adulte. Si cette intervention précoce peut paraître lourde en termes d’investissement humain et financier, l’étendue du bénéfice qu’elle peut apporter se lit dans l’histoire des nombreux enfants qui ne trouvent de place dans aucune case de l’échiquier institutionnel et pédagogique.
Abîme psychique
Pour en revenir aux enfants incasables dont traite le rapport, il s’agit de jeunes enfants et adolescents qui présentent des troubles de l’organisation psychique, avec déficience mentale ou pas, menant à des perturbations sévères du comportement (distorsion relationnelle, déscolarisation, fugue, passage à l’acte violent, addiction, etc.).
Ces jeunes sont dits "abîmés". Ce terme renvoie à un autre, celui de l’abîme psychique dans lequel ils ont été précocement précipités. Pour pallier les angoisses extrêmes, ils se sont rendus "incasables" par la mise en acte de mécanismes de défense drastiques de rejet de l’autre.
Il me semble impératif de déplacer la question des "enfants et adolescents incasables" vers celle du diagnostic précoce, de la prévention et des prises en charge psychothérapeutiques spécifiques dès la toute petite enfance.
Car ces jeunes nous invitent crûment à voir et à comprendre ce dont ils ont souffert depuis leur prime enfance, à savoir les défaillances de leurs premières expériences relationnelles parent-bébé. À défaut d’une personne qui investisse l’enfant dans ses premières réactions sensori-motrices et émotionnelles au monde, celui-ci doit trouver par lui-même des manières d’utiliser son corps, ses émotions et de primordiales pensées à des fins de survie psychique.
Si l’enfant ne peut faire l’expérience d’une dépendance vivante et fiable à un autre être humain, s’il ne peut manifester ses premières frustrations à l’autre qui résiste et n’abolit pas son amour pour lui, s’il ne peut rencontrer l’autre dans ses bons et mauvais côtés et développer ses investissements affectifs dans l’intégration de cette dualité qui nous fonde, alors cet enfant-là pourra, entre autres, se retirer du monde relationnel qui l’entoure, s’adapter en surface sur un fond émotionnel incandescent, se déprimer et appauvrir son développement psychique, développer des affections somatiques, créer une néo-réalité plus supportable, mais incompatible avec autrui.
Premières relations
C’est donc dans les premières relations que se construisent les fondements de l’organisation psychique, celle-ci étant par la suite remaniée par les exigences biologiques, relationnelles, affectives et cognitives de la vie. Il me semble impératif de déplacer la question des "enfants et adolescents incasables" vers celle du diagnostic précoce, de la prévention et des prises en charge psychothérapeutiques spécifiques dès la toute petite enfance. C’est dans ces interventions des tout débuts de la vie psychique que les professionnels peuvent avoir une action efficace dans "la maison de l’âme" de l’enfant et de sa famille. J’insiste sur la spécificité de ce diagnostic précoce : trop souvent les petits signes symptomatiques sont banalisés alors que c’est dans le détail de l’observation du nourrisson et du petit enfant que s’entend l’appel d’un dysfonctionnement, d’une souffrance, d’une carence psychique.
Un pédiatre-pédopsychiatre américain, T. B. Brazelton, s’est consacré à l’analyse des signaux que produisent les bébés dans les deux premiers mois de leur vie. J’ai intégré son approche dans ma pratique pédopsychiatrique consacrée aux relations précoces parent-bébé. Dès la vie intra-utérine, le fœtus réagit à son environnement en fonction de son propre équipement biogénétique, et dès la rencontre avec le monde extérieur, le nourrisson est impliqué dans les échanges et scénarios parentaux conscients, et aussi inconscients. Les manifestations du tout petit nous renseignent sur ce qui se joue au sein des relations avec ses parents.
Suivis précoces
Prenons l’exemple de l’évitement du regard d’un bébé né prématurément. L’observation fine révélera, par exemple, que ce signe apparaît dans l’interaction avec sa mère, au regard inquisiteur et angoissé quant à l’évolution de son enfant, et non avec l’examinateur. Faire le lien du symptôme alarmant du bébé avec l’angoisse parentale permet d’accueillir celle-ci, et de déployer les divers fantasmes (déception, dévalorisation, culpabilité, rejet… ) qui la nourrissent. Les suivis psychothérapeutiques précoces permettent de délester le nourrisson des affects parentaux projetés en lui. Ils œuvrent à la restauration d’une relation parents-bébé dans laquelle les bons et mauvais aspects peuvent s’élaborer et fournir un socle aux futures expériences exigeantes et frustrantes de la vie. C’est cette "maison-là" qu’il y a lieu d’offrir au nourrisson et à ses parents, notamment dans des situations précaires sur le plan psycho-affectif, lorsque des signes de souffrance du bébé ont pu être non seulement observés, mais sérieusement pris en compte.